Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.
Cet article, issu des Cahiers de la Sécurité et de la Justice n°48-49, a été écrit par le lieutenant-colonel Rémy Nollet, en poste au service de la transformation de la direction générale de la Gendarmerie nationale.
Les premiers iPhones ont été commercialisés en France en 2007. Si l’on avait dit alors aux gendarmes que dix ans plus tard, ils seraient tous dotés d’un smartphone professionnel, il est probable que la plupart auraient cru à une vaine promesse. Pourtant, en 2017, 65 000 terminaux connectés NEOGEND ont été distribués dans les casernes, permettant d’offrir des services nouveaux aux agents et aux usagers en mobilité. Face à des technologies qui se diffusent aussi rapidement, comment imaginer la sécurité publique dans une décennie ? C’est probablement le domaine de l’IoT1, et en particulier le développement des smart cities2 et plus largement des territoires intelligents qui permettra la prochaine transformation de l’offre de sécurité. En la matière, cette transformation précédera les grands bouleversements de l’intelligence artificielle (IA), car celle-ci se nourrira des données issues de l’IoT.
Toutefois, l’expression « smart city » ne rend pas compte de la réalité du changement qui nous attend. En effet, elle tend à concentrer les regards sur les grands centres urbains, qui portent généralement les projets les plus visibles par leurs aspects politiques, médiatiques et budgétaires. C’est encore plus criant lorsqu’on parle de sécurité, où le concept de safe city, parfois il est vrai générateur d’inquiétudes, serait quant à lui réservé à la capitale3 et à certaines métropoles comme Nice.
Cette lecture s’appuie sur une erreur et induit un risque. Une erreur, car des collectivités de toute taille portent aujourd’hui des projets smart, ce qu’il faut continuer à encourager pour éviter que le numérique n’augmente les fractures territoriales et la polarisation des centres urbains au détriment des territoires périphériques. Un risque, car oublier les aspects de confiance et de sécurité des projets smart conduira soit à créer des systèmes parallèles et de nouveaux silos, soit à négliger la qualité de l’offre de sécurité qui doit accompagner le développement numérique des territoires. À titre d’exemple, alors que la vidéoprotection concerne plus de 3 400 communes en zone de compétence gendarmerie nationale, moins de 10 % de ces communes ont relié leurs caméras à un centre de supervision urbain (CSU). Mais au moment où des projets smart se développent dans les territoires se présente l’opportunité de connecter ces capteurs. Saisir cette occasion permettrait à la fois d’améliorer la vocation première des caméras, mais aussi de valoriser certaines données issues de ces capteurs4 au sein des autres fonctions du projet smart. Les enjeux ne permettent donc pas de s’arrêter aux grandes villes, et encore moins de séparer la sécurité du reste. Le comité stratégique de filière « industrie de sécurité » l’a d’ailleurs bien compris en intitulant récemment son projet dédié « territoires de confiance » et non pas « safe city5 ». Ce projet industriel national imbrique ainsi la dimension de sécurité dans les projets de territoires intelligents de toute taille et toute physionomie, mais aussi la nécessaire confiance numérique, tant vis-à-vis des risques cyber que de la maîtrise par les habitants de leurs données personnelles. La gendarmerie a également choisi de reprendre cette sémantique en rebaptisant le pôle des territoires intelligents créé en 2018 à la DGGN pour en faire le pôle des territoires intelligents et de confiance, englobant ainsi toutes les physionomies de territoires et de projets smart.
Le risque d’hypercentralisation des territoires intelligents et de leur sécurité n’en demeure pas moins réel. C’est pourquoi le développement des projets smart, qui concernent en réalité l’ensemble du territoire, doit s’accompagner d’une logique de décloisonnement et d’interconnexion, tant géographique qu’entre tous les acteurs des territoires.
Penser territoire et pas juste big city
Si les projets de territoires intelligents portés par les grandes agglomérations sont évidemment les plus visibles au niveau national 6, ils ne doivent pas masquer l’émergence de projets smart dans les autres territoires périurbains et ruraux. Le risque est en effet réel, au point que la caisse des dépôts et des consignations a publié un guide à destination des petites villes et des communautés de communes sous le nom provocateur de « smart city versus stupid village ?7 », insistant sur la « formidable opportunité pour les plus petites villes et leurs territoires […] de se saisir du numérique pour se développer ».
Dans les faits, la tenue chaque année à Aurillac du forum RuralitTIC dédié au smart village témoigne au contraire du dynamisme de l’ensemble des collectivités. Selon Sébastien Côte, son commissaire général, « la première qualité d’une smart city ou d’un smart village, c’est d’être en réseau avec les territoires qui l’entourent ». Dans ces conditions, une vision hypercentralisée encouragera la polarisation des grands centres urbains, en termes de développement d’infrastructures et de développement économique, au détriment des territoires. Il est donc nécessaire de penser dès à présent l’équilibre et la réciprocité entre les centres régionaux et leurs aires d’influence.
Pour cela, il semble envisageable de travailler à l’interconnexion des smart cities d’influence nationale ou régionale avec les initiatives menées par un certain nombre de territoires au-delà des centres urbains. Ces initiatives smart, concrètes, témoignent d’une grande diversité, autant par la taille des territoires engagés, par le type de collectivité qui les porte ou par le contenu de leurs projets.
À l’échelle de la commune tout d’abord, on peut remarquer des projets de smart village ou « village du futur » comme Luzy (Nièvre, 200 habitants), qui a construit sa première brique connectée autour d’une application mobile. Au nord de la métropole rennaise, Saint-Sulpice-la-Forêt (1 500 habitants) se définit comme la plus petite smart city du monde, avec un pilotage énergétique intelligent des bâtiments publics et une plateforme de services à la disposition des habitants, incluant des propositions d’économie circulaire entre eux (covoiturage, services à domicile…). Sur des périmètres plus larges, des petites villes autour de 10 000 habitants comme Saint-Amand-Montrond (Cher), Saint-Grégoire (Ille-et-Vilaine) ou plus récemment Le Perray-en-Yvelines ont réalisé ou entrepris des projets couvrant un spectre digne de certaines grandes smart cities : mobilités et stationnement, sécurité, qualité de l’air, gestion de l’eau, consommation énergétique…
L’intercommunalité est également un échelon très pertinent pour développer un territoire intelligent, tant au vu des compétences de ces établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) que de leur taille critique et de leur capacité à s’interconnecter avec leurs voisins. Ainsi, la communauté de communes Pays Haut Val d’Alzette (54 et 57) a entrepris un projet tourné vers la mobilité transfrontalière avec le Luxembourg, avec entre autres objectifs la volonté de créer les interfaces avec les métropoles dont elle ressent l’influence, en France, au Luxembourg et en Allemagne. Dans une logique de développement territorial et de partenariat économique, il est effectivement nécessaire de penser globalement les mobilités – et donc la sécurité des mobilités, en allant du réseau de transport régional jusqu’aux réseaux urbains et à leurs parkings relais, en passant par les lignes d’autocar départementales et les aires de covoiturage.
Par ailleurs, les élongations des infrastructures numériques (zones blanches ADSL, fibre, 3G/4G) ont longtemps été un obstacle à la numérisation des territoires. Cette contrainte tendant à se réduire grâce au plan « France Très Haut Débit », on peut noter que les opérateurs portant localement ce plan peuvent aussi proposer une dimension smart ou safe à l’échelle départementale. C’est le cas des syndicats Yvelines Numérique et SICTIAM (06), opérateurs pour leur département du schéma directeur de l’aménagement numérique du territoire, et qui proposent aux collectivités des infrastructures spécifiquement dédiées aux capteurs de sécurité, à commencer par les équipements de vidéoprotection. Dans une logique complémentaire, le syndicat départemental d’énergie et d’équipement du Finistère (SDEF), autorité organisatrice de la distribution de l’électricité, combine cette fonction avec sa compétence en matière de réseaux de communications électroniques. Ainsi, il devient un acteur smart à l’échelle départementale, tant vis-à-vis des systèmes énergétiques intelligents8 que des systèmes et réseaux communicants, incluant la vidéoprotection, la signalisation et les panneaux connectés… Ces approches peuvent se coordonner avec des initiatives régionales ou interrégionales, à l’image du projet SMILE (SMart Ideas to Link Energies) visant à déployer un réseau électrique intelligent sur quatre départements de la Bretagne et des Pays de la Loire.
La réalité des projets de territoire intelligent va donc bien au-delà de l’image urbaine trop souvent associée à la smart city. Grâce à ces approches multi-échelles, l’ensemble des territoires pourra profiter des bénéfices de la gestion numérique des infrastructures et des mobilités. La sécurité de ces territoires devra donc être repensée en intégrant les développements des territoires smart, pour en faire des territoires de confiance.
Ne pas penser le smart et le safe séparément
Penser un territoire intelligent sans intégrer le besoin de sécurité du territoire est dommageable à double titre. En premier lieu, pour des raisons d’efficience : alors que les projets smart visent à réduire l’empreinte écologique et générer des économies de fonctionnement, isoler les fonctions de sécurité revient à créer un silo à part, avec son besoin de supervision supplémentaire. En second lieu, pour des raisons d’efficacité. En effet, au-delà des coûts, l’offre de sécurité, si elle n’est pas interconnectée avec l’intelligence du territoire, ne pourra pas bénéficier aux services développés, notamment sur le transport et le partage des espaces, ce qui peut être un frein à la confiance accordée dans ces services. Inversement, la fonction sécurité ne pourra pas tirer parti des données circulant sur le territoire, et donc s’adapter à la réalité de ce territoire et à ses évolutions.
Un projet smart a besoin d’une offre de sécurité modernisée
En effet, un territoire qui développe les transports en commun, l’auto-partage ou les solutions de mobilité douces aura besoin d’assurer un niveau de confiance et de sécurité autour de ces services. Si les usagers ne ressentent pas suffisamment de sécurité dans les transports en commun ou sur les aires de covoiturage, il sera plus difficile de leur faire abandonner leur mode de transport individuel. De même, si les vélos ou trottinettes électriques mis à disposition du public sont dégradés ou disparaissent en quelques semaines, la rentabilité économique du service sera compromise, tout comme son bilan écologique9.
De ce fait, la sécurité doit accompagner le développement des services intelligents du territoire. Cependant, le risque est important que les collectivités renoncent à partager leurs outils de sécurité, du fait notamment de l’attachement des maires à leur pouvoir de police. On a vu ainsi des territoires en France où certains carrefours sont desservis par deux réseaux différents de caméras, celui de la ville pour la sécurité publique, et celui de l’intercommunalité pour la gestion du trafic et la sécurité de l’arrêt de transports en commun. Pour autant, des démarches vertueuses existent comme à Nantes où un centre de supervision urbaine (CSU) métropolitain dédié à la sécurité est proposé à l’ensemble des communes du territoire. Dans la même région, l’agglomération d’Angers a annoncé un projet de territoire intelligent de grande ampleur alors que la commune d’Angers vient d’inaugurer un CSU municipal pour la vidéoprotection de la ville : il apparaît indispensable que cette agglomération – potentielle future métropole – s’empare de sa compétence en matière de vidéoprotection10 et que le futur centre de supervision ou d’hypervision soit relié aux capteurs de sécurité des communes, capitalisant ainsi sur les investissements municipaux – quitte à étudier le transfert de certaines infrastructures dans le cadre du projet smart.
D’autres innovations locales prouvent que les fonctions de sécurité peuvent profiter à d’autres métiers des territoires. Ainsi un département de montagne, fort d’une convention passée avec le groupement de gendarmerie local, a récemment répondu à un appel à projets européens pour développer son réseau de capteurs sur le territoire avec la vidéo intelligente. Ils associent aux fonctionnalités de sécurité (lecture automatique de plaques d’immatriculations LAPI) des analyses innovantes au profit des mobilités telles que le contrôle automatique de l’état des routes et en particulier la détection de l’enneigement. Il s’agit là d’une approche globale et vertueuse de la sécurité des mobilités, au profit des usagers. De même, on pourra envisager d’utiliser les caméras LAPI, actuellement développées pour la lutte contre les vols de véhicules et le contrôle d’accès, au profit du filtrage des véhicules polluants dans les zones à faible émission, ou d’utiliser la vidéo intelligente pour effectuer des comptages de véhicules et des mesures de densité et de flux de piétons.
Inversement, dans tout projet smart, les données et fonctions du territoire peuvent être valorisées pour la sécurité
Il ne s’agit pas ici de transformer tout projet de territoire intelligent en big brother, mais bien d’une approche fondée sur la confiance, donc sur le respect des libertés individuelles. En effet, beaucoup de données totalement anonymes pourront servir au pilotage de la sécurité. À titre d’exemple, l’éclairage intelligent permettra de disposer en temps réel de la réalité des mouvements sur l’ensemble de la voirie équipée. Face à un phénomène de vols dans une zone d’activité ou une zone industrielle, commis généralement tard dans la nuit ou le dimanche et les jours fériés, les patrouilles de surveillance équipées de NEOGEND pourraient être alertées en temps réel des mouvements suspects dans les créneaux horaires ciblés et ainsi intervenir préventivement, ou simplement se diriger vers la zone ciblée, réduisant le risque de cambriolage d’entreprise et augmentant la probabilité d’une arrestation en flagrant délit des auteurs. Ainsi, l’éclairage intelligent devient un facteur de sécurité économique pour les territoires, en plus d’être un facteur de sécurité routière et d’économie énergétique.
Toujours en temps réel, les services de sécurité, dans la gestion des événements ou des crises, pourront bénéficier d’une situation opérationnelle précise grâce aux capteurs de densité de l’espace public. Dans l’autre sens, ils pourront aussi adresser des messages aux usagers par les panneaux à message variable ou via les applications smartphone du territoire, ou encore utiliser les actionneurs tels que les bornes escamotables ou le pilotage des feux tricolores pour faciliter leur manœuvre sur le terrain.
Par ailleurs, dans l’analyse à froid, les données reflétant la vie du territoire jour après jour seront valorisées pour la sécurité. En effet, les données quantitatives de densité et d’usage des mobilités et des espaces partagés, mais aussi des données météorologiques viendront enrichir les modèles prédictifs utilisés pour l’analyse décisionnelle. À nouveau, il ne s’agit pas ici de tomber dans la caricature Minority Report : n’utilisant pas de données personnelles, ces outils visent à donner aux chefs opérationnels la capacité d’orienter le service sur le terrain, dans le temps et dans l’espace, en combinant les données propres à la sécurité (délinquance constatée, interventions, présence effective des patrouilles) avec les données quantitatives et statistiques issues du territoire. Si certaines données individuelles du territoire peuvent être utiles à des investigations, il s’agira alors d’interroger des bases de données protégées, dont les accès feront l’objet d’une traçabilité, à la demande d’enquêteurs habilités, au cas par cas, et sous le contrôle d’un magistrat. Ces garanties permettront de favoriser la confiance en ces outils, et donc leur acceptation par les citoyens.
Plus que tout, la place des usagers des territoires, qu’ils soient habitants ou de passage, sera centrale dans l’appropriation par la population des projets smart, y compris dans leurs aspects de sécurité. La possibilité donnée à chacun de s’exprimer et de fournir des informations, souvent en mobilité via les applications smartphone, démultipliera les capacités de recueil de la satisfaction des usagers en matière de sécurité et de mesure du sentiment d’insécurité. Elle autorisera aussi un traitement plus fluide des signalements d’anomalies, qu’il s’agisse de problèmes de voirie, de tags, ou encore de salubrité et de dépôts d’ordure, sujets qui intéressent le gestionnaire urbain tout autant que les forces en charge de la sécurité. En partageant les informations transmises, ces différents services pourront être plus efficaces collectivement, et ainsi mieux répondre aux attentes de la sécurité du quotidien. Cette efficacité et l’information donnée en retour au demandeur seront la meilleure promotion de tels dispositifs auprès du public, encourageant ainsi un contact numérique transverse entre les acteurs du territoire.
Polymériser les territoires smart et leur apporter une offre de sécurité globale
La prise en compte des besoins de sécurité du territoire doit se faire indépendamment des limites administratives, collant à la réalité des déplacements des usagers. La sécurité des mobilités, associée à la sécurité des espaces publics et privés, dans des bâtiments qui seront de plus en plus intelligents, doit être pensée dans une continuité de temps et d’espace, « sans couture11 » : cela suppose des interconnexions et du travail collaboratif, et donc des évolutions aussi organisationnelles que techniques.
Si les territoires intelligents doivent s’interconnecter entre eux, il en est de même pour les territoires de confiance, qui doivent à la fois s’interconnecter à leurs voisins, mais aussi fédérer les acteurs publics et privés du territoire : collectivités, gestionnaires de voirie ou d’infrastructures publiques, opérateurs de transport locaux ou régionaux, gestionnaires privés de parkings, de centres commerciaux… qui font appel à leurs propres agents (police municipale, contrôleurs et sécurité des transports…) ou à des agents de sécurité privée. Tous doivent pouvoir travailler de manière interopérable, car on ne peut imaginer que l’offre de sécurité soit tronçonnée de manière étanche lorsqu’un usager, ou une personne malveillante, descend par exemple d’un transport collectif avant de rentrer dans un centre commercial.
Cette interopérabilité devra être renforcée entre les collectivités, concentrateurs naturels d’informations, et les forces de sécurité intérieure. Premier volet historique des projets connectés de sécurité urbaine, les dispositifs de vidéoprotection peuvent être renvoyés aux forces de sécurité intérieure, notamment aux centres de commandement de la police ou de la gendarmerie nationale. Toutefois, en dehors de la préfecture de police qui supervise le réseau de caméras de voie publique parisien, ces centres ne disposent pas d’un outil de traitement des flux vidéo dans leurs systèmes métier, et se connectent via un logiciel dédié et fourni par les collectivités. Ce modèle fonctionne efficacement pour les grandes agglomérations, où le centre d’information et de commandement de la direction départementale de la Sécurité publique (DDSP) exerce sa compétence sur un nombre limité de communes. Le développement de projets de confiance dans les territoires, même mutualisés à l’échelle des intercommunalités, amènera rapidement à repenser le modèle : en zone gendarmerie, les opérateurs des centres opérationnels – qui ne font pas de veille mais utilisent les images en fonction des situations opérationnelles – ne pourront pas jongler entre une dizaine de systèmes différents pour un même département, et ce d’autant plus que les progrès de la vidéo intelligente amèneront de plus en plus d’alertes aux opérateurs.
Ainsi, les forces de sécurité intérieure seront amenées à agréger dans leurs systèmes, et potentiellement à polymériser – c’est-à-dire structurer 12 pour les valoriser – des données issues de partenaires nombreux et variés. Et ce sans préjudice des interconnexions que ces différents acteurs auront réalisées entre eux et avec d’autres acteurs plus petits – potentiellement jusqu’au safe building. Il s’agira donc de construire un modèle multipolaire, et largement déconcentré, permettant d’aboutir à une sécurité globale et « sans couture ».
En outre, l’intégration de ces flux de données aux outils métier des forces de sécurité sera porteuse d’opportunités dans le cadre de la numérisation de l’espace d’opération. Combinant ces données aux outils de mobilité et à la géolocalisation des patrouilles (blue force tracking), les possibilités seront nombreuses : on peut par exemple imaginer que des alertes automatiques soient transmises sur les smartphones Néo/NEOGend des patrouilles de police ou de gendarmerie, avec une configuration adaptée à des problématiques locales. Ainsi dans une logique de sécurité du quotidien, on paramétrera une notification en cas de tapage ou de rassemblement sur certains créneaux horaires dans un espace donné, typiquement au sein d’un parc communal sujet à des incivilités. En poussant ce raisonnement, on pourrait autoriser un déport d’images sur les terminaux mobiles, permettant aux personnels en patrouille d’évaluer la criticité d’une intervention au vu de l’attitude ou des activités des personnes effectivement présentes.
Toutefois, l’expérience de la préfecture de police montre que l’intégration des matrices vidéo de ses 76 partenaires privés ou publics – représentant 35 700 caméras sur toute l’Ile-de-France – est plus ou moins facile selon les industriels retenus par ces partenaires, tandis que l’intégration des métadonnées est plus que délicate. Pour réussir le défi de l’interconnexion à tous les flux de sécurité des futurs territoires intelligents – qui dépasseront largement la vidéo – il est nécessaire de travailler dès aujourd’hui à leur standardisation, pour favoriser l’interopérabilité. Les travaux récemment menés au sein du laboratoire GREYC de l’université de CAEN13, constatant l’absence de standard de référence, insistent sur la pertinence d’un modèle ouvert d’échange de données14, mais aussi sur la nécessité de créer un standard pour géolocaliser les incidents dans un espace en trois dimensions, notamment pour les gares, centres commerciaux, etc. Face à ce constat, la France a la chance de disposer d’un savoir-faire industriel reconnu en matière de solutions de sécurité. Le lancement du projet « territoires de confiance » au sein du comité stratégique de filière « industrie de sécurité » pourra être l’occasion de former une task force nationale afin de favoriser l’adoption d’un standard, en vue de d’en faire une référence au moins européenne. Si les forces de sécurité promeuvent un standard maîtrisé par les industriels nationaux, la filière en sera renforcée. En parallèle, l’État pourrait encourager les collectivités à intégrer ce référentiel dans leurs cahiers des charges, notamment par le levier des subventions accordées – pour lesquelles l’interopérabilité pourrait être un critère d’attribution – afin de concrétiser l’offre de sécurité globale dans les territoires intelligents.
Conclusion
L’ensemble des acteurs de la sécurité des territoires a entamé sa transformation numérique. Une très grande majorité d’usagers sont connectés, chez eux comme via leur smartphone, les forces de sécurité, par l’ambitieux programme Néo/NEOGend, disposent d’outils numériques en mobilité, les territoires lancent des projets smart à tous les échelons, et les acteurs de la sécurité privée se préparent à intégrer les nouvelles technologies dans tous leurs métiers, notamment en vue des jeux olympiques de Paris. Dans une volonté de continuum de sécurité, il reste à fédérer toutes ces évolutions, ce qui suppose un décloisonnement à la fois géographique, administratif et technico-fonctionnel, afin que les territoires intelligents bénéficient d’une offre de sécurité globale et deviennent des territoires de confiance.
Cette fédération des acteurs, en superposant des couches de données multiples, conduira nécessairement à une évolution des métiers de la sécurité. Au sein des centres opérationnels et centres de supervision, là où l’essentiel du temps était consacré à retranscrire, prioriser et retransmettre des informations reçues par téléphone, les opérateurs seront aidés par la machine, qui leur présentera les informations pertinentes grâce à des logiciels utilisant l’intelligence artificielle. Les patrouilles sur le terrain bénéficieront aussi d’information augmentée sur leur équipement mobile. Cette transformation supplémentaire fera évoluer les métiers, en intégrant la prise de décision assistée par les multiples données disponibles. Pour garder une capacité de décision humaine, les gendarmes et policiers du futur devront se former à l’utilisation de l’intelligence artificielle : comprendre le fonctionnement de la machine qui les assiste leur permettra ainsi de conserver le recul nécessaire à toute action.
Notes
(1) Internet of Things : internet des objets, expression traduisant l’explosion du nombre d’objets connectés – du frigo au feu rouge – croissance qui devrait s’accélérer avec le déploiement des réseaux de communication 5G.
(2) Ou ville intelligente, concept visant à piloter tout ou partie de la gestion de l’espace public par la donnée, et souvent associé à une supervision plus transversale et moins en silos.
(3) Cf. l’édito de Michel Cadot, « La préfecture de police mobilise tous ses efforts pour que la métropole du grand Paris soit une référence mondiale “smart and safe” city », Safe city, brochure présentant les fonctions capacitaires, GICAT – COFIS – CICS – FIEEC, mars 2017.
(4) Les perspectives de vidéo intelligente peuvent par exemple permettre de compter les passages de véhicules ou de mesurer la densité d’usagers, de détecter des anomalies météorologiques…
(5) Les 18 conseils stratégiques de filière (CSF) sont pilotés par le Conseil national de l’industrie. Une présentation du conseil stratégique de filière « industries de sécurité » et de ses différents projets est disponible surhttps://www.conseil-national-industrie.gouv.fr/sites/www.conseil-national-industrie.gouv.fr/files/files/csf/Securite/contrat_csf_industries_de_securite_janvier_2020.pdf
(6) Voir à ce sujet la cartographie réalisée par le Journal du Net sous le titre « Smart city : où sont les villes intelligentes en France ? » (https://www.journaldunet.com/economie/services/1176221-smart-city-france). Si la pertinence des données rassemblées est réelle, son exhaustivité est très limitée puisqu’elle se concentre sur les 25 projets les plus importants.
(7) Guide « Smart city versus stupid village ? », Groupe Caisse des dépôts, Association des petites villes de France, Assemblée des communautés de France, Septembre 2016.
(8) Le SDEF participe notamment au projet européen ICE (Intelligent Community Energy) visant à fournir des systèmes énergétiques intelligents pour des territoires isolés.
(9) Une récente étude menée à la North-Carolina State University a conclu que les flottes de trottinettes électriques des villes étudiées présentent un bilan carbone pire que les autocars diesel. Principal facteur explicatif, leur durée de vie moyenne estimée à moins de deux mois, donc trop faible pour rentabiliser l’empreinte carbone de la fabrication des engins. Cf. Sorry, scooters aren’t so climate friendly after all. James Temple, MIT Technology Review, 02/08/2019.
(10) Cette compétence, optionnelle, est prévue par l’article L. 132-14 du Code de la sécurité intérieure.
(11) Concept exposé dans le guide Construire un territoire de confiance et de sécurité publié en septembre 2019 par la commission Safe City de la smart building alliance (SBA). https://www.smartbuildingsalliance.org/wp-content/uploads/2019/09/SBA_Thema4_SafeCity.pdf
(12) En chimie, on parle de polymérisation lorsque des molécules de petite taille se regroupent pour former une chaîne macromoléculaire. C’est la réaction qui se produit lorsqu’on mélange les deux composants (résine et durcisseur) d’une colle ou d’un mastic epoxy.
(13) Bilan de l’enquête FIDSEC : qu’avons-nous gagné en harmonisant l’indexation de nos données ? » par Christophe Charrier, maître de conférences à l’Université de Caen et Jean-François Sulzer, Consultant.
(14) En particulier l’EDXL (Emergency Data Exchange Language), standard ouvert porté par le consortium OASIS (Organization for the Advancement of Structured Information Standards), et dédié aux échanges d’incidents de sécurité entre les organisations.