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Sébastien Maire, Délégué général à la Transition écologique et à la Résilience de la Ville de Paris, est l'auteur de cet article, paru dans la Lirec n°62.
La perspective de l’effondrement de la société thermo-industrielle a le vent en poupe. Depuis l’ouvrage référence de Jared Diamond en 20091, des dizaines de livres ont été publiés, le sujet alimente séries TV et émissions de radio de grande écoute, et une partie croissante de la population - en particulier chez les jeunes générations - devient familière du concept de « collapsologie ». Comment tout peut s’effondrer2 de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, un recueil très complet et documenté publié en 2015, figure même parmi les 25 premières ventes françaises d’essais depuis plusieurs années.
Cette tendance n’est certainement pas, comme elle est encore trop souvent caricaturée, le reflet d’un retour en force des logiques millénaristes : elle est plutôt le symptôme de la prise de conscience croissante par la population de l’anthropocène, des immenses dégâts environnementaux et sociaux provoqués par le développement technico-économique depuis le siècle dernier, du caractère en partie irréversible des changements climatiques et de leurs impacts systémiques, qui ne concernent plus les « générations futures », comme on l’a dit trop longtemps en renvoyant les décisions à plus tard, mais la population actuelle.
Car même si nous parvenons dans les prochaines années ou décennies à éviter un effondrement systémique rapide et massif tel qu’il est décrit par les collapsologues, toutes les tendances actuelles3 montrent que la planète ne sera tout simplement plus vivable pour un être humain quand un enfant qui a 5 ans aujourd’hui entrera dans le 3e âge. Perte massive et ultra-rapide de biodiversité, augmentation de la population, acidification des océans, raréfaction rapide du phosphore et des nutriments des sols indispensables à toute agriculture, fin programmées des ressources fossiles et incapacité des sphères politico-économiques à envisager l’ampleur de la décroissance énergétique que nous devons enclencher et accompagner ou que nous subirons (etc.) sont autant de tendances en partie irréversibles sur un temps court qui, en effet, conduisent dans tous les cas à la « catastrophe », même si elle est progressive.
La trajectoire actuelle des + 5° à la fin du siècle amène par exemple au même résultat qu’un effondrement rapide systémique : les conditions ne seront plus réunies pour assurer la survie de l’espèce humaine telle qu’on l’avait envisagée jusqu’ici, mais la dégradation se manifestera par étapes.
Pire : un effondrement systémique rapide et imminent de la société thermo-industrielle pourrait apparaître comme une solution pour assurer la survie de l’humanité, notamment chez des groupes militants qui ne trouvent pas de débouchés politiques, puisque cette thématique n’est aujourd’hui mise en avant par aucun.e candidat.e ni parti. Il suffit de constater la corrélation mécanique entre le ralentissement de l’économie lié à l’épidémie de coronavirus actuelle et les émissions de gaz à effet de serre, comme lors de la crise de 2008 : moins on a d’économie, de production, de travaux, de consommation, d’activité, de tourisme, de transports, et moins on relâche de carbone dans l’atmosphère, moins on pollue les sols, l’air et les cours d’eau, etc. Un crack global de l’économie entrainerait une perte massive de population à l’échelle mondiale, mais les survivants seraient débarrassés à moyen et long terme du réchauffement climatique...
Rarement dans l’histoire de nos sociétés, ont coexisté des visions aussi radicalement opposées du futur : pendant qu’un encore trop grand nombre reste persuadé que l’être humain est plus fort que tout et trouvera les solutions, que les logiciels, l’intelligence artificielle ou les logiques de « smart city » vont nous sauver, d’autres construisent des bunkers en forêt dans des logiques individuelles survivalistes, d’autres encore s’organisent en communautés « en transition » pour préparer la réponse aux besoins essentiels.
Il existe pourtant un paradigme, bien moins populaire que celui de l’effondrement, qui peut aider à recréer collectivement une vision partagée et réaliste du futur, et surtout proposer des solutions opérationnelles et concrètes pour tenter de répondre à ces enjeux : la résilience territoriale.
Popularisé notamment par le programme mondial des 100 villes résilientes lancé en 2013, il a été adapté par la Ville de Paris selon cette définition : « la capacité d’un territoire (pas celle d’une institution ou d’une collectivité, mais d’un territoire avec tout ce qui le compose, habitants, entreprises, infrastructures, systèmes techniques, écosystèmes, etc.) à continuer de fonctionner, indépendamment des chocs majeurs (événements climatiques, crises économiques et sociales, pandémies, attentats, etc.) et en réduisant les stress chroniques (inégalités, manque de cohésion sociale, pollutions de l’air de l’eau et des sols, etc.) auxquels il est et sera confronté ».
C’est une vision holistique et systémique du fonctionnement de la ville, des enjeux auxquels elle est et sera confrontée, et des solutions à apporter. Elle vise à considérer le territoire comme un système de systèmes interconnectés (sociaux, économiques, naturels, politiques, techniques, infrastructurels, etc.), pour identifier les vulnérabilités potentielles, et les « effets cascade » probables.
Un concept de plus qui vient s’ajouter aux autres ? Un mot valise ? Certainement pas, plutôt un retour aux sources des fondamentaux du fonctionnement d’une ville ou d’une société, qui ont été oubliés, effacés par un siècle de développement technologique exponentiel censé supprimer toutes les vulnérabilités.
La devise de Paris, Fluctuat nec mergitur (« est battu par les flots mais jamais ne sombre »), en est une bonne illustration : elle a été rendue officielle par le Baron Haussmann en 1853, mais était usitée par les parisien.ne.s depuis bien plus longtemps. La prise de conscience croissante des nouveaux enjeux climatiques, sociaux, environnementaux appelle à se référer de nouveau à ce paradigme, loin des logiques d’effet de mode.
En 2017, la Ville de Paris a été la première de France à voter et mettre en œuvre une stratégie de résilience intégrée4, qui vise à répondre à six enjeux écologiques et sociaux prioritaires : la perte de cohésion sociale de proximité, le défi climatique (en considérant que l’adaptation doit être aussi prioritaire que l’atténuation), les enjeux liés au fleuve (inondations et sécheresses), la pollution de l’air, le risque terroriste et la gouvernance territoriale. Elle propose 35 premières actions, articulées autour de trois piliers :
- Informer, former et impliquer bien davantage les habitants sur ces enjeux, les risques qu’ils font peser, et sur les solutions pour s’y préparer et les surmonter5 ;
- Changer radicalement de vision du projet urbain, de la fabrique de la ville (infrastructures, aménagement, réseaux, matériaux, etc.) ;
- Reconsidérer sa gouvernance dans des échelles différentes, de temps et de territoire (avec par exemple de nouvelles coopérations locales urbains-ruraux pour l’alimentation, la production d’énergie, la gestion du fleuve, etc.).
La résilience territoriale n’est donc certainement pas un renoncement à régler les problèmes ou les risques à la source pour uniquement s’adapter à leurs conséquences, ni la seule capacité à faire face et à se remettre d’un choc ou d’une catastrophe. C’est un véritable projet politique, social et urbain, construit en conscience des véritables enjeux et risques systémiques.
Une approche qui d’autre part ne se concentre pas que sur la question climatique, ou plutôt sur le seul couple carbone/énergie érigé en priorité absolue depuis une dizaine d’années dans des logiques d’atténuation uniquement : les rénovations thermiques réalisées depuis la règlementation thermique 2012 selon ce seul objectif sont par exemple contre-productives, puisque le confort d’été et la prise en compte de l’augmentation de l’intensité des canicules6 ne sont pas suffisamment pris en compte et qu’évidemment, les occupants des logements s’adapteront par tous les moyens, en particulier la climatisation.
D’autre part, la réponse à l’enjeu climatique, à la nécessaire évolution radicale des comportements et des représentations concernant l’utilisation de l’énergie et ce que nos sociétés considèrent aujourd’hui comme « le confort moderne », relèvent d’abord de questions sociales, culturelles et économiques, bien avant les solutions techniques « d’efficience énergétique » qui sont les seules à guider la réglementation actuelle, et qui surtout laissent croire qu’on trouvera toujours des solutions pour maintenir notre mode de vie d’aujourd’hui.
La transition écologique est d’abord une question de transition sociale, et le cadre logique de la résilience permet de penser, articuler et répondre aux deux enjeux en même temps, avec les mêmes politiques, les mêmes budgets et les mêmes processus, plutôt que séparément comme c’est le cas dans la quasi-totalité des organisations (un plan climat d’un côté, un plan de solidarité de l’autre, etc.).
Un autre intérêt de l’approche résiliente concerne l’efficience : contrairement à des logiques de « financement des surcoûts du développement durable » ou de « finance verte », elle considère que ce ne sont pas des démarches ou financements ad hoc mais le mainstream du fonctionnement et des budgets existants dans les organisations qui doivent muter pour répondre aux objectifs de transition et d’adaptation aux risques systémiques. Les logiques de résilience s’appliquent aux situations quelles qu’elles soient (territoires riches ou pauvres, grands ou petits, etc.), dans les conditions telles qu’elles sont, et considèrent qu’on ne peut pas attendre des financements nouveaux ou providentiels pour agir : ce sont la gouvernance territoriale et les modes d’élaboration des projets et politiques qui doivent évoluer pour maximiser les bénéfices de l’action publique déjà existante, plutôt que des projets nouveaux.
Prenons l’exemple de l’action des collectivités pour soutenir le développement d’une économie plus « verte » sur leur territoire. La Ville de Paris a créé un « Fonds Vert » en 2018 , qui vise à soutenir le développement d’entreprises vertueuses en la matière. Le fond devrait atteindre 360 M€, qui seront dédiés à cette logique de « mutation économique ». Cela paraît peut-être déjà un montant conséquent, mais dans le même temps, le montant annuel de la commande publique de la Ville de Paris (donc de l’achat de prestations ou produits à la sphère économique) dans son activité quotidienne avoisine les... 1,6 Mds €, qui n’étaient jusqu’à une période récente pas ou peu conditionnés à ces objectifs. Avec son « schéma pour une commande publique responsable » qui vise à rédiger des cahiers des charges « courants » beaucoup plus stricts sur les questions de transition écologique et sociale, la collectivité a donc 25 fois plus d’impact qu’avec un fond ad hoc dédié, sans dépenser un euro de plus.
Une démarche de résilience vise à adapter le territoire et son fonctionnement pour réduire sa vulnérabilité aux risques systémiques, c’est donc une parfaite réponse, de moyen-long terme, aux risques d’effondrement.
Les « cours Oasis »7 de la stratégie de résilience de Paris sont une bonne illustration d’une vision plus holistique développée par une collectivité. En transformant progressivement ses 800 cours d’écoles et de collèges en « refuges de fraicheur et de lien social », la Ville utilise des infrastructures existantes, les budgets existants déjà prévus pour leur rénovation, mais en changeant radicalement la vision, l’ingénierie et la gouvernance des projets. Comme il s’agit de l’infrastructure au maillage le plus fin sur le territoire (il y a des écoles tous les 200 mètres en moyenne), la valorisation et meilleure utilisation de ce capital existant permettra à la fois d’offrir de meilleures conditions d’éducation aux enfants pendant les canicules qui vont augmenter en fréquence, durée et intensité, des îlots de fraicheur d’ultra proximité pour personnes âgées et vulnérables après le temps scolaire pendant ces épisodes, et de nouveaux lieux de rencontre et de lien social tous les week-ends et pendant les vacances scolaires le reste du temps. Ces cours représentent par ailleurs plus de 70 hectares, autant de surface qui dans le même temps sera végétalisée, rendue perméable pour mieux gérer les pluies violentes et les risques d’inondation (etc.) et dans les écoles desquelles les programmes pédagogiques, périscolaires en particulier, seront fortement orientés vers les enjeux de la mutation nécessaire de la société.
Bien-sûr, ce ne sont pas les cours d’écoles qui vont suffire à protéger les parisiennes et les parisiens des crises à venir, il ne s’agit que d’une action parmi beaucoup d’autres qui partagent toutes le même paradigme : une rue « Oasis » ou « résiliente » expérimentale, conçue selon le même concept, vient d’être livrée dans le 20e arrondissement et va inspirer l’évolution des dogmes municipaux d’aménagement de l’espace public.
Avant tout, ce cadre logique propose de voir la ville et les territoires comme des métabolismes urbains ou territoriaux, au lieu d’une liste de fonctions à conduire par des entités spécialisées les unes à côté des autres, comme est organisé aujourd’hui le fonctionnement des territoires et des administrations.
Il s’agit de mieux identifier et modéliser les flux (de matières premières, de nourriture, de personnes, d’énergie, etc.) et les systèmes (sociaux, économiques, naturels, de gouvernance, etc.), et d’envisager leurs vulnérabilités face à des chocs probables, pour faire évoluer l’organisation territoriale. Un des meilleurs exemples concerne l’autonomie alimentaire, mais la logique vaut pour tous les secteurs : « le métabolisme alimentaire de nos territoires peut sembler absurde : en moyenne, sur les cent aires urbaines analysées, 98% de l’alimentation est composée de produits agricoles « importés » alors que dans le même temps 97% des produits agricoles locaux sont « exportés »8. Outre les questions de bilan carbone d’un tel fonctionnement économique, on conçoit donc mieux les risques majeurs que peuvent faire peser les épidémies (dont on sait qu’elles vont augmenter à cause du réchauffement), les événements sociaux (grèves, blocages), ou tout simplement la fin programmée du pétrole indispensable à l’acheminement de ces denrées. Alors que l’autosuffisance alimentaire de Paris n’est par exemple que de quelques jours, et de quelques heures en cas de crise et panique de la population, le travail réalisé par Stéphane Linou9, qui fait ressortir les liens intrinsèques entre approvisionnement alimentaire et sécurité publique, est exemplaire et devrait mobiliser davantage les pouvoirs et décideurs publics.
Tisser massivement de nouvelles coopérations territoriales entre villes et campagnes, relocaliser la production des produits et denrées essentiels autour des villes et les déconnecter des chaines d’approvisionnement et de logistique du système mondial est par exemple indispensable pour renforcer la résilience et la sécurité des territoires urbains. Cela apparait aujourd’hui comme une « innovation » qui demande de faire des « workshops » et de mobiliser l’« intelligence collective » dans des « tiers lieux », alors qu’il y a moins de cent ans c’était le fonctionnement naturel et écologique de tous les territoires.
Sur ce sujet comme sur l’ensemble des autres enjeux il est urgent de se projeter dans un futur sans pétrole, avec beaucoup moins d’accès à l’énergie, qui devra mobiliser le « low tech », les solutions basées sur l’humain et la nature plutôt que sur les techniques énergivores ou consommatrices de ressources rares comme nous le promettent la green tech ou la révolution numérique. Ça tombe bien : c’est ce qu’a très bien su faire l’être humain depuis 200 000 ans, mais il s’est égaré en découvrant les énergies fossiles et leur potentiel d’accumulation de richesses, il y a moins de 200 ans.
Les problèmes et les risques sont maintenant bien identifiés, mais les solutions sont là, en partie parce qu’elles ont toujours existé, et le paradigme de la résilience territoriale permet de les articuler au niveau local comme au niveau global.
Selon un sondage très récent, 65 % des français.e.s se préparent à un effondrement de la civilisation. Seront-ils autant à entrer en résilience, plutôt que de continuer à croire qu’un « développement durable » basé sur l’économie et les paradigmes d’aujourd’hui et le seul objectif de « croissance » va nous sauver ? Il dépend en particulier des pouvoirs politiques et publics de montrer le chemin...
(cet article a été écrit avant l’entrée dans la crise du coronavirus)
Image de l'article : Free-Photos de Pixabay
Notes
(1) Effondrement, Gallimard, 2009
(2) Comment tout peut s’effondrer, Seuil, 2015
(3) La grande accélération, Will Steffen, Paul Cruzen, John McNeill
(4) https://api-site-cdn.paris.fr/images/95621
(5) Voir par exemple le programme des Volontaires de Paris
(6) 80 % des immeubles parisiens qui feront face à des canicules longues de plus de 50° en 2050, sont déjà construits
(7) Voir https://www.paris.fr/pages/les-cours-oasis-73898) Note de position du Cabinet « UTOPIES » sur l’autonomie alimentaire des villes, mai 2017
(8) Note de position du Cabinet « UTOPIES » sur l’autonomie alimentaire des villes, mai 2017
(9) Résilience alimentaire et sécurité nationale, oser le sujet et le lier à celui de l’effondre-ment », mai 2019