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Fil d'Ariane

Réaffirmer les valeurs de la République face aux assauts terroristes [Tribune]

Tribune - Bernard Cazeneuve
12fév.21

Cet tribune, issue des Cahiers de la Sécurité et de la Justice n°50, a été écrite par Bernard Cazeneuve, ex-ministre de l'Intérieur, ex-Premier ministre, et aujourd'hui avocat pour le cabinet d'affaires August Debouzy et président du Club des juristes.

Alors que cinq années se sont écoulées depuis la vague d’attentats qui a endeuillé la France en 2015, l’attaque du 25 septembre 2020 devant les anciens locaux de Charlie Hebdo, l’assassinat, le 16 octobre 2020, du professeur d’histoire géographie Samuel Paty, à la sortie de son collège à Conflans-Sainte-Honorine, et l'attentat survenu le 29 octobre 2020 à la basilique Notre-Dame à Nice nous rappellent que la menace terroriste est durable et que notre pays demeure une cible pour les organisations terroristes.

 

Depuis 2015, la menace terroriste a changé de nature. Les opérations menées par la coalition internationale au Levant ont mis un terme à l’expansion territoriale de Daesh en lui infligeant de lourdes pertes et en obérant ainsi sa capacité à planifier des attaques sur le territoire national depuis la zone syro-irakienne. La menace d’un terrorisme projeté s’est cependant muée en une menace d’une autre nature, plus diffuse et plus difficile à détecter par nos services de renseignement.

 

La menace terroriste est désormais réticulaire. Les derniers attentats commis sur notre sol, à Nice le 29 octobre, à Conflans-Sainte-Honorine le 16 octobre, à Paris, le 25 septembre, mais également à Villejuif le 3 janvier 2020 et à Romans-sur-Isère le 4 avril 2020, ont révélé des modes opératoires semblables. Des individus acquis à l’idéologie jihadiste sont passés à l’acte, au terme d’une préparation minimale de leur crime. Ils s’en sont pris lâchement à nos concitoyens, avec des armes blanches, suivant un mode opératoire théorisé de longue date par les organisations jihadistes en général et par l’ancien porte-parole de l’organisation État islamique, Abou Mohammed al-Adnani, en particulier. L’idéologie jihadiste continue donc à inspirer le passage à l’acte d’individus qui comptent parmi les plus difficiles à identifier.

 

Ce constat d’un risque qui demeure appelle la plus grande vigilance. Mais la mobilisation de toute une société face à l’islamisme ne saurait conduire à entretenir un climat de suspicion à l’encontre des musulmans de France, sauf à vouloir faire le jeu de ceux qui cherchent précisément le délitement de la cohésion nationale et la guerre de tous contre tous.

 

Mais refuser les raisonnements sommaires ne saurait nous conduire à renoncer à la nécessaire lucidité. On ne peut accepter que prospèrent, sur le territoire de la République, des lieux où des prédicateurs haineux appellent à la violence extrême. Les arrêtés d’expulsion des imams radicaux, ainsi que les décisions de fermeture administrative de mosquées ou d’associations véhiculant les discours islamistes ont été au cœur de la stratégie de lutte contre la radicalisation, menée par notre pays, au cours des dernières années. D’autres mesures, axées sur la détection et le suivi des individus en voie de radicalisation ou radicalisés, avec la mise en place d’un numéro vert, géré par le Centre national d’assistance et de prévention de la radicalisation (CNAPR) et la création d’un Fichier des signalements pour la prévention de la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT), ont également été décidées. Ces mesures ont notamment permis un suivi d’individus à risque par les cellules préfectorales de prévention de la radicalisation et d’accompagnement des familles.

 

En outre, dès 2014, des réformes destinées à donner aux forces de sécurité intérieure et aux services de renseignement les moyens de lutter contre la menace terroriste ont été mises en œuvre.

 

Alors que les effectifs de la police et de la gendarmerie nationales avaient été amputés de 13 720 ETP entre 2007 et 2012, dans le contexte de la révision générale des politiques publiques (RGPP), la période qui a suivi aura mis un terme à ce mouvement de déflation des effectifs au sein des deux forces de sécurité intérieure, par la création de 8 837 ETP. Les investissements dans la formation et dans l’équipement de nos forces ont également été renforcés, avec le renouvellement du parc automobile, la dotation des personnels en terminaux mobiles, mis au point par l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI) et la création d’une école de gendarmerie à Dijon. Cette politique se poursuit sous la présidence d’Emmanuel Macron, tant il importe de ne jamais baisser la garde.

 

Par ailleurs, l’organisation des services de renseignement a été profondément transformée et leurs moyens ont été rehaussés. Sur le plan organisationnel, la direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI) est devenue, en 2014, la direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI), afin notamment de lui permettre de diversifier son recrutement. Depuis la suppression de la direction des Renseignements généraux (DCRG) en 2008, la France manquait cruellement d’un service de renseignement disposant d’un maillage territorial fin, lui permettant de percevoir les signaux faibles de radicalisation. La création, en 2014, du Service central du renseignement territorial (SCRT) au sein de la direction centrale de la Sécurité publique, avait pour objectif de pallier cette carence. Enfin, conscient que le suivi des individus radicalisés devait, pour être efficace, s’organiser également au sein des établissements pénitentiaires, le garde des Sceaux, Jean-Jacques Urvoas, avait procédé à la création du Bureau central du renseignement pénitentiaire (BCRP), devenu depuis le Service national du renseignement pénitentiaire (SNRP). Sur les plans humain et budgétaire, les effectifs et les ressources des services ont ainsi été rehaussés, à la hauteur des enjeux auxquels ces derniers étaient confrontés et 1 157 emplois ont été créés au sein de la DGSI entre 2013 et 2018.

 

D’un point de vue législatif, sept lois ont été adoptées depuis le début de la crise terroriste en 2012, pour mettre à niveau le dispositif de lutte antiterroriste en France. De nouvelles infractions ont été créées, pour mieux adapter le traitement judiciaire aux mutations de la menace. Face aux nombreux départs de citoyens français vers le territoire contrôlé par l’organisation État islamique en zone syro-irakienne, la loi du 21 décembre 2012 a été votée pour permettre la poursuite de tout ressortissant français ou étranger résidant habituellement en France, s’étant rendu coupable d’actes terroristes à l’étranger. Le jihadiste français Tyler Vilus, condamné à trente ans de réclusion criminelle par la cour d’assises spécialement composée de Paris, le 3 juillet 2020, a ainsi été le premier jihadiste jugé sur la base de cette disposition pénale, votée par le Parlement en 2012. Depuis, d’autres lois ont élargi les outils à disposition des services de sécurité, notamment sur Internet. La loi du 13 novembre 2014 prévoit ainsi la possibilité pour les services de police de bloquer des sites faisant l’apologie du terrorisme et la loi sur le renseignement du 24 juillet 2015 a permis de renforcer l’efficacité des services de sécurité en dépassant le cadre de la loi du 10 juillet 1991, devenue obsolète. Cette loi inédite dans l’histoire de notre République autorise le recours à des techniques plus modernes, adaptées aux évolutions technologiques, et encadre strictement l’activité des services en énumérant de façon limitative l’ensemble des situations dans lesquelles ces techniques peuvent être mises en œuvre.

 

Parallèlement à la menace terroriste, la France fait face à la montée d’une violence diffuse qui met elle aussi en péril notre capacité à faire société. Le respect d’autrui semble avoir été sacrifié sur l’autel de l’individualisme et certains, refusant tout esprit de contradiction, s’enferment dans un communautarisme en rupture avec la République et menaçant son unité. Concomitamment, la notion de respect de l’autorité s’est étiolée dans toutes les sphères de la société, nourrissant une culture de la confrontation et de l’insoumission aux institutions. Cet affaissement de la pensée républicaine, attisé par certains acteurs politiques, renforce des fractures déjà bien présentes au sein de la société française et réduit la confiance que les Français ont dans leurs institutions, menaçant ainsi notre démocratie. Les accusations récurrentes formulées contre la police et la gendarmerie nationales participent de cette culture de la confrontation permanente. Il n’est pas question ici de nier les fautes de certains fonctionnaires dénoncées à juste titre : il faut en effet être intransigeant avec le respect de la déontologie par les forces de l’ordre, et sanctionner ceux qui, par leurs actions, saliraient l’image des forces de sécurité en trahissant les principes de la République. Néanmoins, ceux qui théorisent la consubstantialité de la violence à la police en insinuant qu’il existerait, au sein de la police et de la gendarmerie nationales et plus largement au sein des institutions de l’État, une volonté de discrimination et de répression à l’encontre de certains citoyens, contribuent eux aussi à l’effritement de la confiance qu’accordent les Français à une institution dont la vocation première est de protéger leurs libertés. Face à ces sujets, il est urgent de retrouver la modération et la nuance nécessaires au maintien du Pacte républicain.

 

Car, si l’État bénéficie du monopole de la contrainte légitime pour garantir le respect du droit et des libertés publiques, il ne peut l’exercer qu’à la seule condition d’être très strictement encadré, pour que, comme l’écrivait Montesquieu, « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ». C’est cette boussole du respect de l’État de droit qui doit guider, même au plus fort des crises, l’action publique, car la République ne peut accepter de compromis sur ses valeurs face au risque de déflagration qui se présente à elle. À ce titre, la mise en œuvre de l’État d’urgence en 2015 a été opérée dans le plus grand respect des principes de l’État de droit : ce dispositif a d’ailleurs été pensé par ses concepteurs précisément comme un outil de sauvegarde de la République face à un péril imminent, et les mesures de police qu’il permet d’adopter sont soumises au contrôle du juge administratif. De la même façon, la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement, maintes fois décriée pour son caractère supposément attentatoire aux libertés publiques, répondait précisément à cette volonté de mieux encadrer l’activité des services de renseignement par un triple niveau de contrôle. Au niveau administratif, seul le Premier ministre peut désormais autoriser le recours aux techniques les plus intrusives après avoir recueilli l’avis d’une autorité administrative indépendante, la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). Au niveau juridictionnel, le Conseil d’État dispose d’une section spécialisée chargée de statuer sur la légalité de la mise en œuvre de ces techniques. Au niveau parlementaire enfin, la délégation parlementaire au renseignement (DPR) s’est vue confier la responsabilité de l’évaluation de la politique gouvernementale en matière de renseignement.

 

Si le ministère de l’Intérieur est devenu, avec les attentats terroristes, le ministère de la gestion des crises, face auxquelles un certain nombre de moyens ont été déployés, il est également le ministère du droit et des libertés publiques. Garant de la permanence des institutions et du respect des valeurs républicaines face aux dangers qui les menacent, son action s’inscrit dans le strict respect de l’État de droit, qu’il défend avec la détermination la plus totale. Il ne s’agit donc pas, comme on peut parfois l’entendre, de choisir entre la sécurité publique et la protection des libertés individuelles, mais bien de trouver un équilibre délicat entre ces deux objectifs qui doivent être poursuivis simultanément.

 

Novembre 2020.