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Nudge, le déconfinement sous influence ?

Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.

Nudge, le déconfinement sous influence ?
07aoû.20

Quand la sémiologie des couleurs rencontre l'économie comportementale : point de vue sur la stratégie de déconfinement du Gouvernement paru dans la Lirec n°62.

Cet article a été rédigé le 30 mai 2020.

 

L’appel à la responsabilité et au civisme des citoyens a été lancé par l’ensemble des institutions pour le déconfinement. Réduisant peu à peu les règles strictes de confinement, le gouvernement laisse ainsi place à une stratégie d’incitation.

Le nudge ou comment laisser le choix de prendre la bonne décision

Le nudge, traduit « coup de pouce » en français, est une théorie d’économie comportementale mise en lumière par Richard H. Thaler (prix Nobel d’économie en 2017) et par Cass R. Sustein, dans leur ouvrage publié en 2008, puis en 2010 en français : Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision. Aussi appelé manipulation douce, le nudge exploite nos réflexes en les bousculant à l’aide de biais cognitifs tels que l’aversion à la perte, l’émotion, la réciprocité, l’effet de groupe, les comptes mentaux ou les émotions. Il permet de modifier inconsciemment le comportement des gens pour parvenir à un comportement souhaité. La théorie du nudge désigne « tout aspect de l’architecture du choix qui modifie de façon prévisible le comportement des gens sans interdire aucune option ou modifier de façon significative les incitations financières. Pour être considérée comme un simple nudge, l’intervention doit pouvoir être évitée facilement et à moindres frais. Les nudges n’ont aucun caractère contraignant » (Thaler & Sustein, 2010).

Parmi les exemples les plus répandus, il y a celui de la mouche dessinée dans l’urinoir qui incite à uriner au bon endroit et permet donc une réduction des coûts de produits ménagers. Ou bien celui des « ballot bin », poubelles à cigarettes ludiques permettant de donner son opinion sur une question grâce à deux compartiments, qui permettent de réduire considérablement le nombre de mégots jetés sur la voie publique1.

Contrairement à un message de communication classique, le nudge fait appel aux facultés inconscientes d’apprentissage, que l’on peut associer à la sensation, à l’émotion, et non à des processus cognitifs complexes impliquant un raisonnement construit.

Cette dimension sensorielle de l’apprentissage a été mise en évidence en économie comportementale par des chercheurs comme Daniel Kahneman notamment, dont les travaux ont ouvert la voie à d’autres domaines : marketing et communication, sécurité et gestion de crise, neurosciences et sciences cognitives, éducation.

Le nudge institutionnel

Cette théorie a déjà été appliquée par des institutions afin d’inciter des comportements souhaités au lieu de passer par un système de réglementation et d’interdiction. Les administrations de Barack Obama aux États-Unis et de David Cameron en Grande Bretagne ont d’ailleurs initié ce mouvement dans les années 2010 en créant des groupes de réflexion, surnommés nudge unit, au sein de leur gouvernement2. La théorie du nudge a notamment été utilisée dans des politiques de santé publique, pour favoriser le don d’organes par exemple, mais aussi à des fins économiques pour diminuer les retards de paiement des taxes3.

En France, le ministère de la Transition écologique et solidaire soutient le « nudge vert », qui serait un « outil supplémentaire afin d’accélérer la transition écologique »4. Il a notamment soutenu l’installation des compteurs Linky qui sont censés permettre un meilleur contrôle de la consommation d’énergie grâce aux données de consommation fournies en temps réel. La Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) réfléchit également à la mise en place de nudges « au service du progrès public »5.

Le « coup de pouce » visuel du gouvernement pour le déconfinement

 

Carte de déconfinement provisoire du 30 avril 2020
Carte de déconfinement provisoire du 30 avril 2020. Source : Ministère des Solidarités et de la Santé

Dans sa stratégie de déconfinement, le Gouvernement a, tous les jours depuis le 30 avril 2020, publié des cartes provisoires de synthèse de l’activité virale. Les départements français ont donc été classés en 3 catégories symbolisées par 3 couleurs :

  • Le rouge, signifiant un protocole de déconfinement restrictif,
  • Le vert, signifiant un protocole de déconfinement normal,
  • Et la couleur que personne n’avait prévue : l’orange

Après avoir dévoilé les premières cartes provisoires le 30 avril, le ministre de la Santé, Olivier Véran, précisait que la carte finale serait bicolore : « Au moment de lever le confinement, il y aura des départements verts et des départements rouges […] mais considérant le fait que nous ne sommes pas dans la prévision du 11 mai, mais de l’état actuel des choses aujourd’hui, que nous sommes amenés à affiner ces données, à les regarder évoluer jours après jours jusqu’à la fin de la semaine prochaine, nous avons maintenu des zones oranges, qui sont des zones qui ont vocations à basculer, d’ici au 11 mai, ou en vert, si la pression épidémique se réduit, parce que vous restez chez vous, […] ou à basculer en rouge si d’aventure la circulation du virus devait s’accentuer ».

Le 5 mai 2020, le journal Libération est revenu sur le manque de lisibilité de la démarche de cartographie du Gouvernement dans l’article « Covid-19 : des cartes très politiques »6 : « pour signifier visuellement la progression continue de pourcentages, l’usage des couleurs d’une carte doit normalement être un dégradé » et que le choix de telles couleurs relève donc d’une volonté politique.

Si la signification d’une couleur est relative à la série de couleurs à laquelle elle est associée (Weisser, 1997), la combinaison vert-orange-rouge est particulièrement signifiante dans l’imaginaire collectif. Le vert s’apparente ainsi souvent à la sécurité, le rouge est, quant à lui, associé au danger, alors que l’orange est synonyme d’alerte. En revanche, l’utilisation de la binarité des couleurs, ici rouge et vert, pourrait renforcer cette pensée relative du mauvais et du bon, de l’erreur et du correct. À titre d’exemple, l’utilisation du stylo vert en milieu scolaire se réfère à la correction, soit à la bonne réponse, alors que le stylo rouge est utilisé par les professeurs afin de souligner ou entourer les erreurs (Weisser, 1997).

À travers l’utilisation de combinaisons de couleurs très signifiantes, ces cartes peuvent être envisagées comme une application du nudge pour favoriser des comportements responsables, tant recherchés par le gouvernement dans sa stratégie de déconfinement.

  • Cette combinaison de couleurs, connue de tous, simplifie la transmission du message de prévention (biais de facilité) ;
  • La présence de la couleur orange alerte et rappelle aux habitants des départements en vert qu’il est possible à tout moment de passer au rouge (biais d’aversion à la perte) ;
  • A l’inverse, la couleur orange offre aux habitants des départements en rouge un espoir de passer en vert si le confinement est respecté (biais de récompense) ;
  • Une différenciation est faite entre les départements, en leur donnant une dite « bonne » ou une dite « mauvaise » couleur (biais de l’égo) ; •
  • La binarité rouge-vert favorise une option à privilégier, le vert est vu comme un objectif de réussite, elle transforme une information en injonction (biais de cadrage).

Le Gouvernement est finalement revenu sur son choix initial de couleurs puisque, le 28 mai 2020, l’orange est réapparu sur la carte de la phase 2 du déconfinement, récompensant les départements autrefois en rouge, tout en conservant son rôle d’alerte.

Carte de la phase 2 du déconfinement, diffusée le 28 mai 2020
Carte de la phase 2 du déconfinement, diffusée le 28 mai 2020. Source : Ministère des Solidarités et de la Santé

 

Au-delà de la seule simplification de l’information, ces cartes de déconfinement sont donc intrinsèquement vectrices de nombreux messages sous-jacents, implicites, mais signifiants.

Lors de la conférence de presse du jeudi 7 mai 2020, les membres du Gouvernement ont annoncé que le déconfinement aurait bien lieu à partir du 11 mai. Le ministre de la Santé, Olivier Véran, a tenu à rappeler que la couleur rouge n’était pas signifiante : « Si votre département est en rouge ce n’est ni une punition, ni une mauvaise note, ce n’est qu’un état des lieux de la situation virale sur le territoire donné ». Le nudge se serait-il donc retourné contre son créateur ?

D’ailleurs pendant cette même conférence, le Premier ministre, Édouard Phillipe, promettait : « Si les départements verts se maintiennent les trois prochaines semaines nous pourrons, au tout début du mois de juin, envisager une nouvelle étape de de déconfinement, avec l’ouverture des lycées, des cafés, des restaurants ». Voilà donc un biais de récompense plutôt intéressant pour tous les français impatients de retrouver leurs habitudes du quotidien.

La pandémie Covid-19 peut être qualifiée de véritable crise puisqu’elle provoque une rupture du fonctionnement courant, nécessitant d'arrêter les activités secondaires pour se concentrer sur les missions principales (Département risques et crises, INHESJ, 2019). Au-delà du choix des couleurs sur les cartes de déconfinement, d’autres usages de la théorie du nudge par les services gouvernementaux ont été observés depuis l’apparition du virus à l’instar des autorisations de sorties7, de la répétition systématique des gestes barrières8, ou de l’application Stop Covid9. Il serait alors intéressant de voir si, à l’avenir, l’usage des sciences par les services gouvernementaux sera mis au service de la gestion des crises en général.

 

 

Pour en savoir plus :

- Blog de la Behavioral insight team sur l’application de nudges pendant le Covid-19 : https://www.bi.team/our-work/covid-19/

- Site internet de l’association Nudge France : http://www.nudgefrance.org/

 

Cet article a été rédigé le 30 mai 2020.

Bibliographie

Déribéré, M. (2014). La couleur. Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France.

Richard H. Thaler & Cass R. Sunstein, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision (2008), Paris, Vuibert, 2010. Je donnerai la page entre parenthèses dans le texte, à la suite de la citation.

Leclère, C. (2017). Les nudges :: un outil pour les politiques publiques ?. Idées économiques et sociales, 188(2), 41-47. doi:10.3917/idee.188.0041.

Richard H. Thaler & Cass R. Sunstein, Nudge. La méthode douce pour inspirer la bonne décision (2008), Paris, Vuibert, 2010.

Weisser, M. (1997). Chapitre premier : Un monde de signes. Dans : , M. Weisser, Pour une pédagogie de l'ouverture: Approche sémiotique de l'acte d'apprendre (pp. 5-56). Paris cedex 14, France: Presses Universitaires de France.

Département risques et crises, INHESJ. (2019). Formation à la gestion de crise. Formation, Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice, Paris.

Notes

1. Pour en savoir plus : https://ballotbin.co.uk/

2. En 2010, D. Cameron créa la Behavioural Insights Team. Aujourd’hui, il s’agit d’une entreprise, leur site internet reprend quelques-unes de leurs actions : https://www.bi.team/
En 2015, B. Obama initia sa version étatsunienne, la Social and Behavioral Sciences Team, qui fut supprimée en 2017. Le site internet est toujours en ligne : https://sbst.gov/

3. http://www.behaviouralinsights.co.uk/wp-content/uploads/2015/07/BIT-Publication-EAST_FA_WEB.pdf Consulter la p.33 pour le don d’organes. Consulter la page 29 pour le paiement de la taxe.

4. https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/nudges-verts

5. https://www.modernisation.gouv.fr/le-sgmap/missions/missions-du-sgmap

6. Morel, J. (2020, mai 5). Covid-19 : des cartes très politiques. Consulté à l’adresse https://www.liberation.fr/debats/2020/05/05/covid-19-des-cartes-tres-politiques_1787381

7. Roparz, M. (2020, mars 27). Coronavirus : comment les sciences comportementales aident le gouvernement à gérer la crise sanitaire. Consulté à l’adresse https://www.francebleu.fr/infos/societe/coronavirus-comment-les-sciences-comportementales-aident-les-politiques-a-gerer-la-crise-sanitaire-1585316002

8. Gurviez, P., & Raffin, S. (2020, mars 27). Nudge, Marketing social et Coronavirus, des pistes pour aider les citoyens ? Consulté à l’adresse https://www.dunod.com/nudge-marketing-social-et-coronavirus-pistes-pour-aider-citoyens

9. Boyer, P. (2020, avril 23). Le nudge, outil de lutte contre le covid. Consulté à l’adresse https://www.latribune.fr/opinions/blogs/homo-numericus/le-nudge-outil-de-lutte-contre-le-covid-845762.html

Derrière cet article

Claire Brisoux En savoir plus

Claire Brisoux

Fonction Chargée de communication