Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.
Une collaboration entre le RAID et l’université de Toulouse a permis d’étudier la négociation policière de crise en contexte de violence extrême. Un article de Pascal Marchand pour la LIREC n°61.
Le cinéma et la télévision présentent régulièrement des scènes de négociation entre des forces de police et une personne qui, pour des raisons diverses, a motivé l’intervention d’unités spéciales. Il y a quelque chose de fascinant dans l’idée que la parole peut contribuer à résoudre une situation de crise, même très violente. Effectivement, la négociation vise à éviter l’irréparable en préservant au maximum l’intégrité physique et psychologique de tous les acteurs. Y compris de l’instigateur de la crise qui, pour des motifs criminels, idéologiques ou émotionnels, s’est engagé dans une conduite présentant une menace pour autrui et/ou pour lui-même. L’écoute et la parole deviennent alors un outil dans une procédure judiciaire.
Pour des spécialistes, essentiellement nord-américains, la négociation de crise est l’avancée la plus importante dans le domaine policier depuis des décennies et l’intervention policière est aujourd’hui davantage axée sur la communication et la reddition volontaire que sur l’usage de la force : « Le rôle du policier s’est peu à peu transformé en celui d’un travailleur social ou d’un médiateur et ses interventions se font maintenant de plus en plus avec une arme remarquablement efficace et sécuritaire que l’on appelle la communication » (St-Yves, p.XLII).
La question qui se pose est de définir cet outil, ses usages et les compétences de son exercice professionnel. On peut, pour cela, mobiliser les expériences professionnelles de la négociation, ancrées dans des pratiques éprouvées et avec une efficacité reconnue. Mais il y a également des recherches plus théoriques sur les processus généraux de fonctionnement de l’humain et des sociétés. Et la rencontre des deux est loin d’être simple.
On peut penser à la problématique de l’ingénieur et du pilote. Si l’ingénieur conçoit les plans de l’avion et cherche à améliorer ses performances et sa sécurité, ce n'est pas lui qui emmène les passagers. Le pilote possède, lui, l’expérience de l’appareil, de ses réactions et de la gestion des incidents. Il en a la responsabilité. Mais les innovations théoriques et techniques pour des avions plus performants, plus sûrs, plus économiques ou plus écologiques, elles viendront davantage de l’ingénieur que du pilote.
Cette évidence aéronautique, la France a du mal à l’appliquer aux domaines des sciences humaines et sociales en général, et particulièrement lorsqu’il s’agit des pratiques policières et judiciaires. Dans les pays anglo-saxons, les contacts s’établissent davantage entre ceux qui élaborent les principes théoriques et les notions scientifiques, et ceux qui se confrontent aux terrains. Il y a sans doute, dans notre mentalité, une méfiance réciproque entre la recherche et la sécurité publiques. Il y a aussi une organisation des services publics (de la sécurité comme de la recherche) qui ne facilite pas ces échanges.
Dans le cadre d’une collaboration initiée en 2012 entre le RAID (force d’intervention de la police nationale française) et l’université de Toulouse, nous avons voulu étudier ensemble des cas réels de négociation, en France et dans d’autres pays francophones, dans des contextes de retranchements avec armes, de prises d’otages, de terrorisme ou d’intentions suicidaires à haut niveau de dangerosité.
Lorsque l’on commence à examiner de tels cas, on peut d’abord penser que chaque situation est si particulière qu’il serait vain, ou même dangereux, de chercher des règles générales. Mais imaginons un mariage : il est évident que « le plus beau jour de ma vie » ne ressemble à aucun autre. Pourtant, si nous constituons un corpus de mariages et que nous essayons de le décrire avec des indicateurs plus objectifs, il est probable que nous trouverons plus de ressemblances que de différences, ne serait-ce que dans le déroulé des événements, qui suit un « script » relativement constant. Il est même possible que nous puissions trouver ce qui différencie les mariages perçus comme « réussis » ou « ratés ». Renvoyer chaque situation à ses particularités conduit à se focaliser sur les événements, alors qu’il faut se concentrer sur les processus, qui permettent de décrire (comparer), expliquer (interpréter) et prévoir (modéliser).
On peut ensuite vouloir se référer au cadre de l’entretien psychologique. Mais l’interaction thérapeutique repose sur la relation d’aide, la demande du sujet et sa prise en charge à plus ou moins long terme. Ce n’est évidemment pas le cas dans la négociation policière de crise. Si une perspective clinique est inévitable dans l’identification des motivations et du mode de raisonnement et de comportement qui ont provoqué l’intervention, et si des attitudes relationnelles peuvent s’inspirer de la psychologie, le contexte reste celui de la justice républicaine qui définit des enjeux de retour à la loi. Et la situation elle-même ne peut être identifiée comme une relation d’aide.
On peut enfin vouloir s’inspirer d’autres domaines de la négociation. Et les ouvrages ne manquent pas. Généralement, on entend par négociation une situation dans laquelle deux parties, même si elles ne sont pas équivalentes, reconnaissent la nécessité de négocier, ont quelque chose à proposer et vont argumenter pour convaincre et parvenir à un compromis acceptable. Il s’agit donc d’un « contrat de communication » (Ghiglione, 1986) qui cherche à éviter la rupture, dont les termes sont en grande partie fixés par la situation et qui imposent ce que l’on peut (et ce que l’on ne peut pas) dire ou faire. On entre alors dans un ensemble de stratégies en acceptant de traiter le problème (principe de pertinence) en discutant avec l’autre (principe de réciprocité), pour parvenir à un accord qui satisfera au mieux les deux parties (« gagnant-gagnant » pour l’approche dite « de Harvard ». S’il s’agit bien de gagner ou de perdre, c’est dans une rationalité du compromis, de l’accord, du partage des règles, de l’effort pour faire des concessions. On peut alors dire que « la pratique de la négociation s’apparente aux lois de la guerre » ou que « le négociateur moderne est un joueur ».
Toutes ces définitions sont contrariées dans la négociation policière de crise, qui n’est ni un jeu de société, ni un sport de combat. On dit parfois qu’une négociation est « truquée » lorsqu’un protagoniste coriace, tricheur ou déloyal, contrevient aux principes fondamentaux de pertinence et de réciprocité. Sans s’y confondre, c’est peut-être cette situation, exceptionnelle pour les négociateurs politiques, économiques, diplomatiques et sociaux, qui se rapproche le plus des situations de crise policière. A ceci près qu’il ne faut pas les interpréter selon de tels critères moraux (mensonge, triche, déloyauté…), mais qu’il faut les examiner comme des situations qui sortent des cadres habituels. La notion même de compromis n’est pas au cœur du problème et les cadres normatifs volent en éclat. Il n’y a, finalement, qu’un négociateur, qui n’a pas d’intérêt personnel majeur à servir, face à un instigateur qui n’est pas du tout là pour négocier.
La situation est d’emblée marquée par la violence et le pire est toujours possible. Dès lors que l’on a fait appel à un groupe d’intervention, l’issue ne sera pas un « tope là », ni un report à une discussion ultérieure, mais impliquera la capitulation, la maîtrise ou l’élimination d’une ou plusieurs personne(s). Les hypothèses sont claires : l’hypothèse haute consiste à amener le sujet à sortir volontairement de sa violence et de son retranchement pour se livrer aux forces de police selon un protocole fixe ; la bottom line implique l’entrée du groupe d’intervention pour le maîtriser par la force. Il n’y a pas d’autre issue envisagée, pas de MEilleure SOlution de REchange, ni de Best Alternative To a Negotiated Agreement. Et la négociation consiste à passer de la deuxième issue à la première. Il n’y a pas d’horizon temporel négociable. Tout se joue ici et maintenant. Le « plus tard » est forcément un « trop tard ».
Il existe donc une littérature plus spécifique sur l’intervention policière de crise mais elle est essentiellement nord-américaine. Dans la lignée de travaux comme ceux de Mitchell Hammer et Randall Rogan, qui prêtent attention aux indices langagiers, nous nous focalisons sur les interactions en mobilisant, d’une part les théories de la communication interindividuelle et de l’impact des messages, et d’autre part les techniques les plus récentes en matière d’analyses automatisées des verbalisations.
Ces aspects verbaux de la négociation policière de crise sont parfois évoqués, par exemple par Michel St-Yves, mais les structures langagières et leurs effets sont peu étudiés systématiquement par les spécialistes de la négociation policière de crise, à l’exception des études de Paul Taylor et Sally Thomas ou de Randall Rogan. Nos analyses de discours assistées par ordinateur suivent une logique semblable, notamment la recherche des différences linguistiques selon le déroulement, le style et l’issue de la négociation. Elles s’inscrivent en sciences de l’information et de la communication, mais puisent également dans la psychologie sociale, les sciences du langage, et font appel à des méthodes statistiques et informatiques.
Les enregistrements des crises, effectués par les négociateurs, sont retranscrits sous contrats de confidentialité, rendus anonymes (personnes, périodes, localisations) et codés pour faire l’objet d’une analyse qui mobilise les développements statistiques, informatiques et linguistiques les plus récents. On cherche ainsi à décrire l’échange, cartographier le vocabulaire, définir des structures thématiques, mettre en évidence des séquences formelles et caractériser des profils de personnes et de situations en fonction des lexiques mobilisés.
13 785 prises de parole ainsi codées (protagoniste, situation, séquence chronologique…) sont analysées , pour décrire la structure de ce corpus textuel et définir des classes lexicales qui renvoient à des moments ou à des modalités de gestion de la crise.
On a ainsi pu montrer que, derrière chaque situation particulière, des séquences se suivent de façon régulière (Marchand et Baroche, 2018). Ces séquences sont apparues plus structurées que le laissait attendre une tradition policière reposant sur la compétence relationnelle et intuitive du négociateur. Mais elles étaient moins linéaires que l’envisageait la littérature anglo-saxonne, notamment psychiatrique. Les négociateurs peuvent utiliser ces repères pour situer chaque moment de la négociation dans un schéma général de la crise qui envisage, non seulement des indicateurs de pronostic d’une issue favorable ou défavorable, mais également les retournements de situation.
On a ensuite pu mobiliser des modèles issus de la psychologie cognitive pour indexer chaque prise de parole en fonction des émotions mobilisées. On observe ainsi l’évolution émotionnelle de l’instigateur de la crise et les modes de gestion que la négociation peut mettre en place pour engager le sujet dans des comportements favorisant la coopération et une issue positive.
On a, enfin, apporté une attention particulière aux contextes de « radicalisation ». Sur ce point, on pouvait se demander s’il fallait considérer les « terroristes » comme des forcenés, des preneurs d’otages, des suicidaires… Les résultats montrent qu’ils ne sont rien de tout cela (Marchand, 2019). Ils s’en différencient par des schémas narratifs rationnels qui leur permettent de réinterpréter leur passé, leur présent et leur avenir et de se vivre comme des modèles. Nous confirmons ainsi la façon dont Marc Sageman décrit l’activation d’une identité sociale martiale, dans laquelle les prescriptions du rôle de soldat comportent le fait de tuer, mais également de mourir. Et pour aller jusque-là, il faut davantage qu’une idéologie : Anne Speckhard montre que c’est la haine d’un ennemi qui motive le sacrifice.
On a tendance à appeler « radicalisation » ce type de situation et « radicalisé » celui (ou celle) qui sort du cadre attendu par la majorité et porté par son représentant en situation (en l’occurrence, le négociateur). Ce qui est renvoyé au négociateur, c’est donc l’envers de nos propres valeurs. Le temps de la négociation et dans une situation où les normes semblent avoir disparu, il s’agit de créer un cadre permettant à l’instigateur d’envisager une autre conduite que celle dans laquelle il s’est engagé. Et on peut, à partir de là, travailler, en négociation de crise comme sur d’autres types de relations avec des sujets « radicalisés », par la mobilisation ou (co)construction d’autres cadres normatifs.
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Bibliographie
- Marchand, P. (2019). Le sujet « radicalisé » ne dispose pas de ctrl-z : rhétoriques radicales et enjeux professionnels. In Fethi Benslama (dir.), Le Genre humain, 61, États de la radicalisation, Paris : Seuil.
- Marchand, P. & Baroche, C. (2018). Négocier en situation de violence radicale : approche textométrique des séquences de crise. Négociations, 30(2), 55-72.
- Rogan, R.G. & Lanceley, F.J. (Dirs.) (2010). Contemporary Theory, Research, and Practice of Crisis and Hostage Negotiation. Hampton Press, Collection “Interpersonal communication”.
- Sageman, M. (2017). Turning to political violence. The emergence of terrorism. University of Pennsylvania Press.
- Speckhard, A. (2012). Talking to Terrorists: Understanding the Psycho-Social Motivations of Militant Jihadi Terrorists, Mass Hostage Takers, Suicide Bombers & Martyrs, Advances Press, 2012.
- St-Yves, M. & Collins, P. (2011). Psychologie de l'intervention policière en situation de crise. Éditions Yvon Blais.
- Taylor, P. J., & Thomas, S. (2008). Linguistic style matching and negotiation outcome. Negotiation and Conflict Management Research, 1, 263-281.