Cet article a été écrit par Jean-Louis Loubet del Bayle, professeur émérite de science politique à l'Université des Sciences sociales de Toulouse-Capitole. Il est issu du n°50 des Cahiers de la sécurité et de la justice.
Lorsqu’on évoque les problèmes que connaissent les sociétés contemporaines, en s’interrogeant sur une érosion des disciplines sociales qui provoque des interventions institutionnelles – législatives, judiciaires, policières – de plus en plus fréquentes, il est aujourd’hui courant de parler d’une crise de la socialisation, en entendant par là la mise en question des processus d’apprentissage et d’intériorisation des normes et des usages de la vie sociale qui préparaient les individus à s’y conformer et à s’y adapter. On parle alors de « crise des repères », de déclin de l’influence des mécanismes socialisateurs qui, traditionnellement, à travers les différents milieux sociaux, amenaient les individus à les connaître et à les prendre en compte. Cette crise se manifestant particulièrement – mais pas seulement – par la crise des institutions qui avaient jusqu’ici une vocation socialisatrice plus ou moins explicite, comme la famille, l’école ou les églises.
En partant de ce constat une question peut se poser. Cette socialisation traditionnelle n’est-elle pas remplacée, dans les sociétés pluralistes contemporaines, par un autre type de socialisation, ce que l’on peut appeler la socialisation médiatique, à travers les moyens de communication de masse, dont le rôle dans la vie sociale et l’influence sur les comportements sont considérables et incontestables. Pourtant, on peut douter que cette influence soit une influence socialisatrice d’apprentissage des normes et des contraintes de la vie sociale susceptible d’être l’équivalent des formes classiques de la socialisation. Notamment, en raison d’une logique de fonctionnement spécifique, qui tient au fait que, dans un contexte concurrentiel, l’existence et la survie des médias sont liées à leur audience et que, donc, une grande partie de leur fonctionnement est commandée par le souci primordial, vital, d’attirer des lecteurs, de retenir des auditeurs ou des spectateurs, ce qui est un type de préoccupations qui n’intervenait pas dans la logique de fonctionnement de la famille ou de l’école.
De ce fait, on peut se demander ici si une première limite à l’influence socialisatrice des médias n’est pas quasiment structurelle. Durkheim a souligné fortement que la finalité régulative poursuivie par la socialisation classique était une forme de répétition. C’était d’amener les individus à avoir des « repères » entraînant des comportements semblables lorsqu’ils se trouvent devant des situations similaires, c’était leur donner l’habitude de ce qu’il appelait un comportement « régulier » et donc prévisible. « La moralité, remarquait-il, suppose une certaine aptitude à répéter les mêmes actes dans les mêmes circonstances et, par conséquent, elle implique de la part des individus un certain pouvoir de contracter des habitudes, un certain besoin de régularité ». Il ajoutait « Le devoir est régulier, il revient toujours le même, uniforme, monotone même. Les devoirs ne consistent pas en actions d’éclat accomplies de loin et loin, dans des moments de crise intermittente. Les vrais devoirs sont quotidiens et le cours de la vie les ranime périodiquement 1 ». La socialisation traditionnelle avait donc pour but de créer chez l’individu l’habitude et presque l’automatisme de ces comportements répétitifs. On peut ajouter que cette logique répétitive se retrouvait dans les processus mêmes de leur apprentissage qui se fondaient sur la répétition de messages implicites ou explicites identiques. Les comportements « normaux » que créait ce type de socialisation se caractérisant donc par leur répétition
Après avoir souligné cette logique répétitive, Durkheim observait qu’elle pouvait se heurter au « goût du changement et de la diversité ». Or, cette logique du changement et de la diversité est, en revanche, celle qui domine le fonctionnement des médias pour attirer et fixer l’attention du public qui est indispensable à leur survie. On peut même dire que la logique du fonctionnement des médias se caractérise par une aversion structurelle à l’égard de la répétition. En effet, les médias sont appelés à transmettre des « nouvelles » et ils doivent le faire s’ils veulent attirer et conserver l’attention du lecteur, de l’auditeur ou du spectateur. Or, une « nouvelle », c’est, par définition, ce qui est nouveau, donc ce qui est une exception par rapport à la répétition, ce qui est une interruption de la répétition. Ce qui intéresse le public des médias et, en conséquence, les médias eux-mêmes qui s’adressent à lui et qui ont besoin de lui, ce n’est pas ce qui est habituel, ce qui est « normal », mais ce qui est « a-normal », ce qui est rupture, discontinuité. Non pas, selon une boutade connue, les trains qui arrivent à l’heure, mais ceux qui ne le sont pas et qui, pour une raison ou une autre, font exception à la règle. « Les journalistes grosso modo, notait déjà Pierre Bourdieu, s’intéressent à l’exceptionnel. [..] Ils s’intéressent à l’extraordinaire, à ce qui rompt avec l’ordinaire, à ce qui n’est pas quotidien : les quotidiens doivent offrir quotidiennement de l’extra-quotidien… 2 ».
Même si le phénomène s’est amplifié depuis dans des proportions inédites, Paul Valéry pouvait noter dès le début du XXe siècle le rôle que jouait cette recherche de l’événement « exceptionnel » dans le fonctionnement de la presse de son époque et dans les attentes corrélatives du public : « Les événements sont réclamés comme une nourriture jamais assez relevée. S’il n’y a point, le matin, quelque grand malheur dans le monde, nous sentons un certain vide. “Il n’y a rien aujourd’hui dans les journaux” disons-nous. Nous voilà pris sur le fait. Nous sommes intoxiqués 3 ». Ce diagnostic reste aussi pertinent un siècle après sa formulation. Mais cette logique non répétitive, de l’exceptionnel, de l’inédit, de la rupture, de la nouveauté permanente, constitue un obstacle empêchant la stabilité et la continuité que réclame l’efficacité socialisatrice, une nouveauté chassant sans cesse la précédente, ce qui était nouveauté hier devenant répétition aujourd’hui, à laquelle doit nécessairement succéder une nouvelle « nouveauté ». Par là, la socialisation médiatique se trouve privée de la dimension du temps, de la durée, qui était nécessaire pour assurer l’efficacité de la socialisation classique.
La recherche systématique de la nouveauté est aussi le résultat d’un autre phénomène qui est la concurrence entre les médias. Dans la socialisation classique cette dimension de rivalité entre instances socialisatrices n’était pas totalement absente. Tension entre famille et école par exemple ou, à certaines époques entre écoles publiques et écoles religieuses ou entre églises. Mais, aujourd’hui, entre médias, cette rivalité est constante et elle est exacerbée dans la mesure où la course effrénée à l’audience qui fait la singularité du système médiatique contemporain a, de ce point de vue, une importance vitale. Les nombreux instruments, qui se multiplient, pour mesurer et comparer l’audience des médias révèlent la place qu’occupe cette préoccupation dans la vie des médias et la rivalité qu’ils illustrent. Les médias en effet doivent d’abord survivre, et, pour survivre, ils doivent, dans un environnement concurrentiel, attirer des lecteurs, des auditeurs, des spectateurs en proposant une offre plus attrayante que celle des autres médias avec lesquels ils rivalisent. D’où, pour les acquérir ou les retenir une course à la singularité, à l’originalité, dans laquelle la nouveauté, les « scoops » ont une importance décisive. Il ne suffit donc pas, pour assurer l’existence des médias, qu’ils aient leur ration quotidienne de nouveautés, comme on l’a vu précédemment, mais il importe aussi que ces nouveautés soient publiées et diffusées avant les autres médias avec lesquels ils se trouvent en concurrence.
On peut ajouter que la socialisation traditionnelle tendait à l’adaptation à un environnement relativement stable et même nécessitait pour pouvoir fonctionner ce type de situation. De ce fait, la socialisation traditionnelle, en favorisant l’apprentissage de comportements répétitifs, avait des conséquences plutôt conservatrices. Telle n’est pas la logique de la socialisation médiatique. Si la socialisation traditionnelle confortait d’une certaine manière la prise en compte des habitudes établies, la socialisation médiatique a un effet inverse, quelles que soient les intentions initiales de ceux qui la mettent en œuvre. Son existence et sa pérennisation lui imposent pour survivre, on l’a vu, une recherche permanente et systématique de la nouveauté, de ce qui met en question l’ordre et les habitudes établis. Cette logique est donc dans une certaine mesure destructrice de ce qui est pour susciter ce qui sera, non par choix délibéré, mais de manière structurelle, car la recherche permanente du nouveau conduit logiquement à détruire l’ancien ou, au minimum, à le considérer comme obsolète, et destiné à être remplacé par une nouveauté considérée comme souhaitable du seul fait de sa nouveauté. On peut dire que, de ce fait, les médias sont à la fois les agents et les bénéficiaires de ce « bougisme » qui caractériserait, selon certains, les sociétés contemporaines. L’instabilité de la réalité que les médias souhaitent et contribuent à créer conduit à affaiblir en général l’importance de tous les processus de transmission et, du coup, de la socialisation médiatique elle-même. Comment donner en effet un caractère normatif à un ordre que l’on contribue à changer, ou dont on souhaite le changement, pour que le système médiatique dispose de sa ration, pour lui vitale, de nouveautés ?
À côté de cet obstacle sans doute essentiel, il en est d’autres, toujours liés à la recherche de l’audience. C’est ainsi que la socialisation classique, pour être efficace, devait se développer dans un contexte relativement consensuel et ne pas faire apparaître trop de contestations susceptibles d’affaiblir la portée normative du message qu’elle transmettait. Ces messages devaient traduire un consensus social et avaient pour but implicitement de contribuer à créer un consensus social. Telle n’est pas, ici aussi, la logique médiatique. Toujours pour des raisons d’audience et pour retenir le public, la logique médiatique est une logique qui tend, au contraire, à mettre en évidence le dynamisme de ce qui divise, de ce qui crée des controverses, de ce qui suscite des polémiques et des affrontements. Les médias privilégient donc dans leurs messages un climat de discussion et de contestation qui va à l’encontre de l’assentiment consensuel recherché par la socialisation classique. Cette orientation se manifeste d’autant plus que sa mise en œuvre se trouve facilitée par le pluralisme, et parfois les contradictions, des références culturelles des sociétés postmodernes. On constate par exemple que le moindre « problème de société » provoque instantanément une floraison d’opinions diverses et contradictoires, dont les médias se plaisent à souligner la diversité et les oppositions, en les suscitant éventuellement lorsque la réalité en est trop avare.
On peut néanmoins remarquer que le fonctionnement des médias se traduit parfois par des tentatives socialisatrices, tendant plus ou moins à privilégier et à essayer d’imposer tel ou tel comportement dans tel domaine particulier, avec des processus de stigmatisation qui conduisent dans certains cas à parler de « lynchage médiatique ». Mais cette esquisse de fonctionnement socialisateur est souvent fragilisée, et la portée de son message affaiblie, par l’attrait médiatique pour le nouveau, qui amène à valoriser, sur un plan général, et par principe, les attitudes et les comportements de « transgression » par rapport à ce que les médias désignent habituellement comme des « tabous » dont il convient de se libérer. Comme on a pu le noter, en soulignant cette orientation de la socialisation médiatique : « La culture dominante est celle de la transgression, au point que nous identifions cette dernière à la modernité elle-même. Nous sommes modernes, pensons-nous, dans la mesure où nous nous libérons des normes imposées, des morales craintives, des superstitions et des obsessions de jadis. Notre liberté individuelle est transgressive par définition, par essence et par choix ; du moins, est-ce ainsi qu’elle se perçoit et s’affiche 4 ». Dès lors, comment faire médiatiquement de la transgression une norme et vouloir ensuite réagir comme s’il existait des normes dont le non-respect serait médiatiquement condamnable ? La culture médiatique, du fait de ses caractéristiques structurelles, ne peut donc qu’affaiblir son ambition de créer elle-même et d’imposer dans certains cas de nouvelles normes et de nouveaux « tabous ». Par ailleurs, la tentative de créer à certains moments un conformisme médiatique se trouve elle aussi hypothéquée dans sa durée, et donc dans son efficacité, par la recherche permanente du nouveau. Si le conformisme du moment peut créer un engouement médiatique passager par sa nouveauté, sa pérennisation peut se trouver à terme érodée par l’aversion des médias pour tout ce qui est continuité et répétition, une mode chassant l’autre.
Un autre problème du même type tient à une autre divergence entre la socialisation médiatique et la socialisation classique. La socialisation classique comportait plus ou moins, presque par définition, comme le soulignait Norbert Élias, une logique d’autodiscipline et d’autocontrainte, ce qu’il appelait une dimension « ascétique », dans la mesure où elle impliquait une régulation de ce qu’il décrivait comme le plaisir spontané « d’étendre la main vers ce que l’on convoite, aime ou déteste 5 ». Cette logique est, là encore, une logique peu médiatique, qui heurte les réactions spontanément « hédonistes » des individus et donc du public, ce qui conduit les médias, ici encore pour des raisons d’audience, à se trouver en porte-à-faux par rapport aux exigences « ascétiques » d’une possible influence socialisatrice, en favorisant ce qu’on a pu appeler un « crépuscule du devoir 6 ». Ce qui est une orientation latente dans le fonctionnement de tous les médias devient particulièrement explicite et systématique dans tous les messages médiatiques qui ont pour finalité, de façon avouée ou implicite, de développer des comportements de consommation, pour susciter des achats – dans la publicité – ou pour influencer des choix électoraux et des votes – dans la propagande politique 7. Comme on a pu le constater « en stimulant en permanence les valeurs du bien-être individuel, l’âge de la consommation a disqualifié massivement les formes rigoureuses et disciplinaires de l’obligation morale, la liturgie du devoir devenant inadéquate à une culture matérialiste et hédoniste » 7. Cette caractéristique constitue une autre limite à l’existence d’une éventuelle socialisation médiatique
Cela dit, il convient de souligner que ces orientations de la socialisation médiatique ne se manifestent pas avec la même netteté selon les médias, les plus typiques étant sans doute en la matière les médias d’information continue, pour qui la tyrannie de la nouveauté est la plus vitale et la plus quotidienne. Par ailleurs, dans la réalité des sociétés contemporaines, ces caractéristiques de la socialisation médiatique se combinent, dans les faits, avec des pratiques socialisatrices plus traditionnelles, qui masquent pour une part la logique structurelle que l’on a décrite. Néanmoins, la conséquence de tout ce qui vient d’être évoqué, c’est malgré tout une tendance à l’effacement des habitudes d’intériorisation des normes sociales qu’impliquait la socialisation classique, cet effacement étant à la fois la conséquence et la cause de la crise médiatique de la socialisation.
Notes
(1) L’éducation morale, Paris PUF, Quadrige, 1992, p. 26.
(2) P. Bourdieu, 1996, Sur la télévision, Raisons d’agir Editions, p. 19.
(3) Variété III (1936), Œuvres, Tome I, Gallimard-Pléiade, p. 1068
(4) Jean-Claude Guillebaud, 2003, Le Goût de l’avenir, Paris, Ed. du Seuil, p. 82.
(5) N. Elias, 1976, La civilisation des mœurs (1969), Paris, Calmann-Lévy, Pocket, p. 294.
(6) G. Lipovetsky, 1992, Le crépuscule du devoir, Paris.
(7) Cf. G. Lipovetsky, 1991, L’empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes, Paris, p. 317-318