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Les séries policières comme compensation symbolique

Le contenu de cette page a été écrit et publié sous la direction de l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ) qui a rejoint l'Institut des hautes études du ministère de l'Intérieur (IHEMI) le 1er janvier 2021. Il était important pour la direction de l'IHEMI de conserver l'ensemble du contenu de l'INHESJ, qui constitue désormais la mémoire de l'institut.

Les séries policières comme compensation symbolique
29jan.20

Parmi les nombreuses qualités que l’on trouve aujourd’hui aux séries américaines figure en bonne place le « réalisme ». Pourtant il est bien rare que cette prétendue copie de la réalité soit acceptée comme telle par tous les professionnels. Article de François Jost, issu du n°42 des Cahiers de la sécurité et de la justice.

Parmi les nombreuses qualités que l’on trouve aujourd’hui aux séries américaines figure en bonne place le « réalisme ». À en croire de nombreux critiques, Hill Street Blues (M. Kozoll, S. Bochco, 1981-1987) aurait de ce point de vue marqué un tournant en montrant la vie quotidienne d’un commissariat et, vingt ans plus tard, The Wire (D. Simon, E. Burns, 2002-2008) aurait été encore plus loin en montrant la banlieue de Baltimore comme un documentaire1. Pourtant il est bien rare que cette prétendue copie de la réalité soit acceptée comme telle par tous les professionnels. Même si des gestes sont justes, comment le scénario pourrait-il rendre compte des méandres de l’enquête, de ses impasses et même de ses échecs ? Comment mettre au centre d’un épisode une affaire non élucidée sans faire fuir rapidement les téléspectateurs ? Les fictions médicales et les fictions juridiques rencontrent des reproches du même genre de la part de ses acteurs réels.

La série : reflet ou symptôme ?

Cette critique du réalisme qui revient comme un boomerang à la figure de ceux qui l’ont promu comme argument de promotion tient d’abord au fait que le mot « réalité » recouvre des choses bien différentes : la ressemblance avec le monde que nous connaissons ou que nous croyons connaître, en fonction de laquelle nous jugeons que la représentation d’un commissariat ou le vocabulaire des policiers est juste ; la conformité à l’actualité, dépendante du choix des affaires mises en scène, qui nous semblent plus ou moins proches (des gros casses des films des années 1950-1960 aux situations quotidiennes de Hill Street Blues) ; la cohérence des comportements, de la psychologie expliquant les motivations à l’explication des actes en fonction de la psychanalyse.

L’existence de ces trois niveaux de renvois de la fiction à la réalité (qui ne sont pas exclusifs d’autres encore) explique qu’une série puisse apparaître très « juste » en ce qui concerne le fonctionnement d’un commissariat, mais simplificatrice quant à la façon dont on accède à la vérité ou, au contraire, juste sur la procédure pénale mais totalement fausse sur la représentation des locaux de la police.

Pour bien mesurer le réalisme d’une série policière, il faudrait avoir une connaissance parfaite du monde qui nous entoure (comment savoir si la vie dans les égouts de New York est bien telle qu’on la représente dans une série ?), les compétences d’un policier (le vocabulaire employé par les inspecteurs est-il véritablement en usage ?) et, enfin, celle d’un psychologue ou d’un psychanalyste pour authentifier les comportements.

Encore faut-il ajouter que cette vérification de la conformité de la fiction à ces aspects de la réalité ne rendrait nullement compte des effets qu’elle produit sur le spectateur. Peu lui importe, en effet, que les raisonnements des experts de CSI soient épistémologiquement faux 2 du moment qu’ils nous donnent l’impression de faire surgir la vérité d’un raisonnement. Peu importe que le vocabulaire employé par des policiers soit obsolète si nous ne savons pas quel est leur lexique actuel. En revanche, gare aux scénaristes qui s’éloigneraient trop des conventions et qui nous sortiraient des modus operandi que nous connaissons !

Pour les tenants du réalisme, les séries sont avant tout des reflets de notre société. Pour ma part, je préfère les envisager comme des symptômes. Plutôt que de chercher à savoir si ce qu’elles montrent est conforme à la réalité, ce qui est, somme toute, le rôle du documentaire, je préfère donc envisager les programmes télévisuels en redonnant à la sémiologie ou à la séméiologie, le sens qu’elle a en médecine : l’étude des symptômes. Le symptôme n’est pas, contrairement au reflet, un signe transparent dont la signification apparaîtrait au seul regard, il ne ressemble pas non plus forcément à l’objet dont il renvoie ou déforme l’image. Ce n’est pas seulement un signe, c’est un signe de crise ou, tout au moins, d’un fonctionnement pathologique du corps. Prendre des séries pour des symptômes, ce sera donc à la fois les considérer comme signes de quelque chose qu’elles ne manifestent pas tel quel, comme une signification latente, en envisageant dans quelle mesure elles disent quelque chose d’un état de la société, de la politique ou de nous-mêmes.

Dans cet esprit, je me suis intéressé à des séries policières ayant eu le plus de téléspectateurs, partant de l’hypothèse que leur succès voulait dire quelque chose qu’il me fallait mettre au jour 3. Parmi celles-ci Mentalist (B. Heller, 2008-2015) se détache, restant dans les meilleures audiences de 2010 à 2015 jusqu’à réunir pour son dernier épisode, le 24 novembre 2015, 8,5 millions de téléspectateurs, pour une part d’audience de 31,3 %.

Dans la tête du tueur

Que nous raconte cette fiction ? L’histoire de Patrick Jane qui a été un médium célèbre. Sa femme et son enfant ayant été assassinés par un tueur en série, il a décidé de mettre au service du California Bureau of Investigation ses dons, qui lui permettaient dans une vie antérieure de faire croire qu’il était médium. « Faire croire », car, pour lui, il s’agit d’une démarche scientifique : à partir de l’étude du comportement des suspects, il arrive à déduire qui dit vrai, qui ment et qui est coupable. Néanmoins, cette scientificité revendiquée est bien loin de celle mise en scène par une série comme Les Experts (CSI, 2000-2015) qui ressortit essentiellement à des techniques, souvent médiatisées par l’ordinateur, jusqu’à cette apothéose que représente Cyber, le dernier état de la franchise, qui « relaie le développement technologique de la société, en intégrant, et en promouvant les derniers outils mis au point, les tablettes et les téléphones, utilisés pour faire les photos et les envoyer au Crime Lab, pour tracer un utilisateur ou accéder à des fichiers stockés sur ou encore pour “l’expertise” de leurs applications 4 ». Mentalist est plus loin encore de Colombo et de Sherlock Holmes dont l’enquête repose essentiellement sur la faculté de donner sens à de minuscules indices visuels.

En tirant le fil de cette résolution de l’énigme par un recours au mental, on constate vite que Mentalist est loin d’être un cas unique. En 1996, apparaît sur le réseau ABC Profiler (diffusé sur M6 à partir du 6 décembre 1997) : Samantha Waters, dont le mari a été tué par un psychopathe, traque les meurtriers grâce à un don extraordinaire qui lui permet de visualiser un crime à travers les yeux du tueur et de sa victime, à partir de ce qu’elle relève sur la scène du meurtre. En 2005, est diffusée sur Fox, The Inside, sous-titrée en français sans ambiguïté « Dans la tête des tueurs » : qui raconte les enquêtes de Rebecca Locke recrutée par le Violent Crimes Unit, VCU, département s’occupant de crimes atroces, en raison d’un événement passé, que personne ne connaît hormis le directeur de l’unité, Virgil « Web » Webster : à 10 ans, elle a été kidnappée et retenue captive 18 mois. Finalement, alors que personne ne l’a retrouvée, elle a réussi à s’échapper. Ce traumatisme lui permet, dans ses enquêtes, de comprendre l’état d’esprit de la victime… et du criminel.

La même année, Medium conte les aventures d’Allison DuBois, qui a la capacité depuis l’enfance de communiquer avec les morts, de voir l’avenir et de lire dans les pensées. Ayant eu la prémonition d’un meurtre réellement commis, elle décide de mettre son talent au service de la justice. On pourrait encore citer Lie to me (2009-2011), qui met en scène un scientifique spécialisé dans la détection du mensonge (au nom prédestiné : Lightman, l’homme de la lumière).

Tous ces héros ont une capacité hors du commun à se mettre dans la tête de l’autre ou à sa place, ce qui est le propre de l’empathie. En effet, « l’empathie, consiste à se mettre à la place de l’autre sans forcément éprouver ses émotions, comme lorsque nous anticipons les réactions de quelqu’un 5 ». Elle est donc un mode de connaissance d’autrui dans la mesure où elle nous permet d’imaginer ce qu’il ressent. D’où l’importance, dans les séries que je viens de citer, du passé de tous ces auxiliaires de la police. C’est leur traumatisme qui les rapproche des criminels et qui leur donne la capacité de prévoir leurs comportements. Un des cas les plus paroxystiques est au centre de Dexter (J. Manos Jr, 2006-2013) : le personnage qui donne son nom à la série est un policier spécialiste de l’analyse du sang, qui, la nuit, devient tueur en série. Mais il ne tue pas pour tuer. Ses cibles sont uniquement des meurtriers de personnes innocentes. Comme il connaît les lenteurs des enquêtes et les erreurs de procédures qui peuvent aboutir à relâcher un coupable, il a décidé de faire justice lui-même. Le fait est que, dans la course-poursuite qui s’établit parfois avec ses collègues à la recherche d’un tueur en série, il est toujours plus rapide qu’eux, car il raisonne comme lui. Il se reconnaît dans les crimes des autres et peut communiquer avec autrui par ce biais. Dans la première saison, il va décoder avec succès une collection d’indices disposés à son intention par le « tueur au camion frigorifique », qui se révélera finalement être son frère, alors même que ses collègues piétinent. Ce don est d’autant plus étrange et remarquable que, dans la vie de tous les jours, Dexter est incapable de comprendre autrui, faute de connaître les sentiments qu’il éprouve. Ainsi, quand sa petite amie lui ouvre la porte en peignoir et lui dit « j’ai envie de toi », il ne trouve à répondre que ses mots : « OK. Merci ».

Hannibal Lecter (T. Harris, B. Fuller, 2013-2015) va encore plus loin dans cette relation mentale au criminel. La série met en scène un détective, Will Graham, professeur de psychologie qui n’intervient dans les enquêtes qu’à la demande du chef de la Division des sciences comportementales, Jack Crawford, en vue d’élucider un crime. Lui aussi a la capacité de comprendre les criminels. Mais ce n’est plus simplement, comme dans Dexter, par la compréhension de leurs motivations et par l’interprétation d’indices que ceux-ci lui envoient. Il revit littéralement les scènes de meurtre. Ainsi, dans le huitième épisode de la première saison, il doit élucider comment est mort un homme qu’on a retrouvé sur une scène de théâtre, assis sur une chaise, un manche de violoncelle enfoncé dans la trachée-artère. Comme à chaque fois en pareille situation, il regarde la victime, ferme les yeux, deux barres lumineuses balaient l’écran dans les deux sens, et la projection dans la scène de crime commence : la blessure se referme – parfois le trajet de la victime se déroule à l’envers – et il exécute les gestes de l’assassin tout en les commentant à haute voix : « Je lui ouvre la gorge de l’extérieur afin d’accéder à la trachée et d’exposer les cordes vocales… ». Son scalpel tranche la peau : «… J’ouvre sa gorge de l’intérieur avec un manche de violoncelle… ». Il enfonce le manche. Il s’approche de la victime. « Je voulais jouer de lui [il s’approche]. Je voulais créer un son, créer mon son… Ceci est mon dessein. » Il saisit le haut du manche et joue sur les cordes avec un archet. Dans le fond de la salle, il hallucine soudain la présence d’un meurtrier qu’il a connu dans les épisodes précédents et qui a commis des crimes particulièrement horribles. La session de reviviscence est terminée. En somme, Will Graham vit la vie du meurtrier tout en la racontant et en la dotant d’un mobile. Il a l’intuition du crime, au sens étymologique d’intueri : regarder attentivement, ce qui lui permet de sauter les méandres de la déduction policière, faite d’hypothèses, d’impasses et de longs raisonnements.

Selon son psychiatre, c’est un excès d’empathie : « Vous manifestez tellement d’empathie pour les meurtriers que Jack vous force à étudier que vous finissez par en perdre votre identité » (épisode 11 de la première saison). En fait, ce personnage fictif de thérapeute – ou plutôt le scénariste qui met ces mots dans sa bouche – se trompe. Il ne s’agit pas d’empathie, celle-ci supposant, comme on l’a dit, de se mettre à la place de l’autre sans éprouver ses émotions et de « percevoir le cadre de référence interne d’autrui, mais sans jamais perdre le “comme si”  6 ». Will annule complètement la frontière qui le sépare du criminel, ce qui engendre chez lui une souffrance dont il se plaint à son supérieur : « J’ai cru être responsable de ce que je voyais [la scène de crime] ». Celui-ci le recadre : « Votre travail, ça consiste à étudier toutes les traces visibles d’un crime pour extrapoler et reconstituer les intentions de l’assassin… Vous n’êtes pas censé imaginer que vous êtes le tueur » (s1 ép. 11). Le professeur de psychologie quitte donc le cadre du simple profilage où devraient le maintenir l’analyse comportementale et l’empathie pour se laisser submerger par la psychologie du criminel. Il souffre avec lui, ce qui est la définition de la sympathie : « La sympathie consiste inversement à éprouver les émotions de l’autre sans se mettre nécessairement à sa place, c’est une contagion des émotions 7 ». L’identification de Will au dessein du meurtrier est telle qu’il ne fait plus qu’un avec lui.

Empathie et sympathie, bien qu’elles soient scientifiquement différentes, sont deux méthodes policières qui se rejoignent dans la fiction. En effet, les personnages qui enquêtent par empathie, qu’ils soient médium, mentaliste ou professeur de psychologie, doivent leur don au fait qu’ils ont vécu en tant que victime des situations proches de celles du meurtrier. Dexter lui-même relève de ce schéma narratif, bien que, chez lui, l’expérience de meurtrier l’emporte. Will Graham, héros de la sympathie, on vient de le voir, revit la scène de crime. Dans les deux cas de figure, la compréhension de la situation comme du mobile du meurtrier passe par le vécu de l’enquêteur. Dans l’approche empathique, la vie est une expérience passée, mise à distance, maîtrisée ; dans l’approche sympathique, elle submerge le présent de l’enquêteur et engendre un récit qui est plus un commentaire simultané des actions qu’une narration ultérieure froide.

Un rêve d’aujourd’hui : « la transparence réciproque des consciences »

Revenons à présent à ce dont nous sommes partis, à savoir l’opposition entre le réalisme, qui s’accompagne de l’idée que la fiction est un reflet de la réalité, et l’approche séméiologique que je revendique, qui considère les programmes ou les séries comme des symptômes des évolutions de la société.

Il ne fait aucun doute que les transformations du modus operandi des policiers des séries ont leurs racines dans la réalité. L’abandon de l’enquête fondée sur un sens supérieur de la déduction dont faisait montre Columbo, elle-même héritière de Sherlock Holmes, est concomitant de la montée des méthodes de la police scientifique, qui trouve son épanouissement dans Les Experts. De même, le profilage criminel est une technique qui existe ; néanmoins les enquêteurs psychologues qui le pratiquent ne sont pas obligés d’avoir vécu les mêmes expériences traumatiques que les criminels pour reconstituer leur parcours mental ! Encore moins de revivre dans une sorte de transe la scène du crime ! Last but not least, le recours à l’analyse psychologique n’est pas nouveau, qu’on la fasse remonter aux années 1950 ou aux années 1970, comme le fait Mindhunter (J. Penhall, 2017), qui raconte l’histoire de son introduction au FBI. Là encore, il y a un fossé entre la pratique réelle d’une activité policière et sa représentation fictionnelle. Mais c’est précisément ce qui est intéressant du point de vue qui est le mien, à savoir l’observation de ce que les séries, comme d’autres programmes d’ailleurs, disent de la société.

De ce point de vue, on notera que les films et les séries mettant en scène le profilage sous ses différentes formes, plus ou moins outrées, apparaissent dans les années 1990 et se développent dans la décennie suivante : du Silence des agneaux (Jonathan Demme, 1991) à Criminal Minds (2005-aujourd’hui) en passant par Dexter, Hannibal ou Profilage (2009-aujourd’hui), etc. Or, cette période est marquée par un phénomène, la plongée dans l’intimité, et par une revendication, la généralisation de la transparence.

La plongée dans l’intimité prend de multiples formes. Les gens acceptent de mettre en scène leurs problèmes de couples et se livrent sur les plateaux de télévision dans les reality shows (L’Amour en danger, 1991-1993) ou confient leurs secrets à l’oreille bienveillante de Mireille Dumas (Bas les masques, 1992-1996). Les politiques, après avoir accepté que les caméras pénètrent chez eux (Questions à domicile, 1985-1989), mettent de plus en plus en scène leur vie privée, comme en témoigne le fait que Ségolène Royal, ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, accepte de se faire filmer par les caméras de TF1 et d’Antenne 2, le lendemain de son accouchement (2 juillet 1992). Voici, conçu à son lancement, en 1987, comme un journal familial, se recentre sur les coulisses de la vie des « célébrités ». Les journaux « people » se multiplient. Bref, la frontière entre l’espace public et l’espace privé s’amenuise.

La fiction témoigne elle aussi de ce dévoilement de la vie privée en montrant des scènes que l’on ne voyait pas auparavant (notamment des scènes de sexes), en mêlant les problèmes personnels aux problèmes professionnels, mais le véritable signe de ce mouvement centripète de la fiction vers l’intimité s’observe au niveau de la technique narrative, tout entière préoccupée par l’expression du for intérieur. Au premier rang de ces procédés d’intériorisation, la voix over, cette voix qui vient commenter ce que vit le personnage. On ne compte plus les séries qui y ont recours. Mais il s’agit moins de donner des informations narratives que ne délivre pas l’image, comme dans les films noirs, que de livrer ses états d’âme. Dexter en est un parfait exemple : c’est au travers de ses remarques qu’on comprend son incapacité à éprouver des émotions que l’on observe quand, à la morgue, voyant une femme qui pleure en découvrant le cadavre de son frère, il se fait cette réflexion : « Ça doit être ça l’amour. L’incapacité d’éprouver des sentiments a ses avantages ». En l’occurrence, le paradoxe de la voix over de Dexter est qu’elle nous permet de comprendre que le héros ne ressent rien, qu’il est lui-même incapable d’empathie, sauf avec certains tueurs en série. Elle joue le rôle d’un « embrayeur » d’empathie, dans la mesure où elle facilite l’accès à la perspective psychologique du personnage, du fait que les mécanismes cérébraux qui sont à la base de l’empathie sont « plus activés lorsque les sujets imaginent une action en première personne 8 ». Sans cette voix over qui explique ce qu’il ressent, Dexter serait un tueur en série ordinaire, un simple psychopathe.

Être dans la tête de l’autre… N’est-ce pas le désir secret de toute fiction ? Déjà, le roman nous a habitués à nous transporter dans l’esprit de n’importe quel personnage par la magie de quelques mots – « pensa-t-il », « se dit-il » –, le récit audiovisuel a parfait cette illusion grâce aux ressources de l’image et de la voix. En fait, par le biais de celle-ci, comme par la capacité de montrer le monde au travers d’un regard subjectif, il réalise ce vieux rêve rousseauiste de « la transparence réciproque des consciences », qui substitue au masque trompeur de l’apparaître, la vérité de l’être.

Notre époque, on le sait, revendique la transparence à tous les niveaux. La révélation par Wikileaks des câbles diplomatiques et des secrets d’État, l’apparition des lanceurs d’alerte, la stigmatisation des menteurs (cf. l’affaire Cahuzac) sont autant de symptômes de cette aspiration à la transparence qui touche aussi bien l’État que la communication interpersonnelle. Dans ce contexte, on ne s’étonne pas que les séries policières mettant en scène les multiples façons de traquer et d’arrêter les criminels grâce au profilage ou à des méthodes fondées sur des capacités mentales hors du commun rencontrent un grand succès. En un sens, ces séries sont l’envers de notre monde où l’opacité l’emporte sur la transparence. Elles nous consolent en nous proposant des récits où non seulement la transparence est possible, mais où elle permet au Bien (l’institution policière) de triompher du Mal.

Comme on le voit, la grille de lecture réaliste qui est très souvent mobilisée par ceux qui veulent démontrer la réussite des séries américaines est assez décevante. D’une part, elle se heurte à de véritables écarts entre les méthodes mises en œuvre par les fictions et la réalité, d’autre part, elle ne colle pas chronologiquement au développement des méthodes d’investigation. Le profilage et les mentalismes de toutes sortes prennent d’abord sens dans un contexte social où les cadres de l’intimité ont été bouleversés et où la transparence est devenue une revendication des citoyens. Le succès des séries s’explique moins par leur capacité à refléter de façon réaliste notre monde qu’à fournir aux spectateurs une compensation symbolique, qui n’est rien d’autre en l’occurrence qu’une consolation au désenchantement de la démocratie.

 


 

Article issu du n°42 des Cahiers de la sécurité et de la justice.

Citer cet article : JOST F., « Les séries policières comme compensation symbolique », Cahiers de la sécurité et de la justice n°42, INHESJ / La Documentation Française, 2018.

Bibliographie

Nouveau cinéma, nouvelle sémiologie (avec D. Chateau), UGE, 10/18, 1979, repris par les éditions de Minuit, 1983.

L’Œil-caméra. Entre film et roman, Presses universitaires de Lyon, 1987.

Le récit cinématographique (avec A. Gaudreault), Nathan, 1990 ; 3e édition actualisée et augmentée, Armand Colin, 2017.

Un monde à notre image, Énonciation, Cinéma, Télévision, Méridiens-Klincksieck, 1992.

La télévision française au jour le jour (en collaboration), INA-Anthropos, 1994.

Le temps d’un regard, Montréal-Paris, Nuit blanche-Méridiens Klincksieck, 1998.

Penser la télévision (direct.), Nathan, coll. Médias-recherche, 1998.

Introduction à l’analyse de la télévision, Ellipses, 1999.

La télévision du quotidien. Entre réalité et fiction, de Boeck Université/INA, coll. Médias Recherche Méthodes, 2001 ; 2e édition augmentée, 2004.

L’Empire du loft, La Dispute éditeurs, 2002 ; 2e édition augmentée, L’Empire du loft (la suite), 2007.

Realtà/finzione. L’Impero del falso, Milan, Castoro editrice (inédit en France), 2003.

Seis lições sobre televisão, Porto Alegre, Editora Sulina (inédit en France), 2004.

Années 70 : la télévision en jeu, F. Jost éd., CNRS Editions, 2005.

Comprendre la télévision, Armand Colin, coll. 128, 2005 ; 3e édition actualisée et augmentée : 2017.

Le Culte du banal, CNRS éditions, 2e ed. 2007. Repris dans la collection de poche Biblis.

Le Téléprésident. Essai sur un pouvoir médiatique (avec Denis Muzet), Editions de l’Aube, 2008 ; repris dans L’Aube Poche, 2011.

Télé-réalité. Grandeur et misères de la téléréalité, Cavalier Bleu éditions, 2009.

50 Fiches pour comprendre les médias, Bréal, 2009.

Les Médias et nous, Bréal, 2010.

De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? CNRS éditions, coll. Débats, 2011, 2e éd. 2017.

Sous le cinéma, la communication, Vrin, 2014.

Pour une télévision de qualité (dir.), INA éditions, 2014.

Les Nouveaux méchants. Quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du mal, Bayard, 2015.

Breaking Bad. Le Diable est dans les détails, Atlande, coll. À suivre, 2015.

Pour une éthique des médias. Les images sont aussi des actes, éd. de l’Aube, 2016.

La Méchanceté en actes à l’ère numérique, CNRS éditions, 2018.

Scénariste et réalisateur, entre 1977 et 1987, François Jost a écrit plusieurs programmes pour la télévision et réalisé plusieurs films, dont l’un, La Mort du révolutionnaire, hallucinée, a reçu trois prix (Festival international du Jeune Cinéma, Hyères et Belfort, 1979). Il est aussi auteur d’un roman, Les Thermes de Stabies (MK Littérature, 1990).

Notes

  1. Un exemple parmi d’autres, l’introduction d’un ouvrage sur The Wire, qui évoque « la force quasi documentaire de cette plongée sociétale…», Bacqué (M.-H.), Flamand (A.), Paquet-Deyris (A.-M.), Tapin (J.), 2014, The Wire. L’Amérique sur écoute, Paris, La Découverte, p. 12.
  2. Voir sur ce point Saint-Maurice (T. de), 2009, Philosophie en séries, Ellipses, p. 68.
  3. Cf. Jost (F.), 2017, De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ?, Paris, CNRS éditions, coll. Débats, deuxième édition revue et augmentée.
  4. Monnet-Cantagrel (H.), 2017, Les Experts. Au nom de la science, Neuilly-sur-Seine, Atlande, coll. À suivre, p. 115.
  5. Jorland (G.), 2004, « L’empathie, histoire d’un concept », in Berthoz (A.), Jorland (G.) (éd.), L’empathie, Paris, Odile Jacob, p. 20.
  6. Gérard Jorland, Ibid.
  7. Ibid.
  8. Decety (J.), 2004, « L’empathie est-elle une simulation mentale de la subjectivité d’autrui ? », in Jorland (G.) et al., op. cit., p. 81.

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Fonction Professeur des universités
Discipline Sciences de l'information et de la communication