Cet article a été écrit par Guillaume DELATOUR, Paul-Henri RICHARD et Michael BABIN. Il est issu de la Lettre d'information sur les risques et les crises n°71, intitulé "La résilience participative : un levier essentiel de gestion de crise".
Dans une société caractérisée par sa turbulence, sa complexité et son immédiateté, mettre en œuvre des modalités de gestion de crise apparaît de plus en plus comme le seul moyen de garantir la capacité de résilience des organisations. Cela constitue un enjeu majeur pour les managers de crise, qui, d’une part, doivent mettre en place des modalités de gestion adaptées en évitant des recettes toutes faites et, d’autre part, doivent convaincre le décideur de l’intérêt de mettre en place une démarche de gestion de crise au sein de son organisation.
Entre crise et gestion de crise - La perspective de l'organisation
Le concept de crise s’inscrit dans de nombreux champs de connaissances scientifiques et est également opérationnalisé de différentes manières selon les doctrines suivies par les acteurs de la sécurité (publique, civile, sanitaire) ou encore par des acteurs du secteur socio-économique. Or, le passage dans le vocabulaire commun des notions de crise et de gestion de crise, et l’usage interchangeable des notions d’évènement et de crise selon les acteurs rend inaudible toute gradation dans les mesures d’adaptation, chaque évènement devenant une crise. Cette richesse sémantique n’est pas sans poser de difficulté pour le « manager de crise » qui doit, d’une part, penser une organisation à l’interface avec les grands acteurs de la sécurité et, d’autre part, convaincre de l’importance de mettre en place des activités de préparation et de gestion de crise. Distinguer « évènement » et « crise » permet de redonner une perspective intéressante en matière de management des organisations, perspective différenciant les causes et les conséquences de l’évènement de ses effets directs sur l’organisation. Ainsi, une crise peut être définie comme une déstabilisation de l’organisation, c’est-à-dire comme une situation dans laquelle les modes de gestion du quotidien sont rendus caduques par un évènement, quelle que soit son origine. Pour un même évènement, toutes les organisations affectées ne sont pas forcément en crise, au même moment, pour la même durée, ou selon les mêmes effets. Dans cette perspective, si la crise est un état spécifique de l’organisation, la gestion de crise peut être appréhendée comme l’ensemble des activités de préparation et de gestion des évènements exceptionnels par une organisation, de la planification des situations à risques du quotidien, la préparation d’un ou plusieurs niveaux de planification d’urgence, jusqu’à la rupture de la capacité à gérer. La notion de crise renvoie à l’incapacité à supporter la rupture, l’incapacité à affronter l’urgence, l’incapacité à accepter l’incertitude (Richard et al., 2023).
Les grandes approches managériales de la notion de crise
Du point de vue théorique, de nombreux travaux ont cherché en parallèle à modéliser différentes approches du concept de crise du point de vue des organisations. Il est possible de les regrouper en trois grandes perspectives, sans que celles-ci soient complètement articulées en grands courants théoriques.
La première perspective fait référence aux disasters studies (Quarantelli, 1988 ; Perrow, 1999 ; Le Coze, 2020), qui considèrent l’accident – et donc, la crise – comme inévitable du fait de la complexité inhérente aux systèmes. Bien qu’ils s’intéressent davantage au concept de risque qu’à celui de crise, ces travaux nourrissent une perspective « évènementialiste » de la crise et focalisée sur l’analyse des différentes phases spécifiques précédant l’événement catastrophique ou lui succédant. L’enjeu pour cette littérature est alors d’établir des critères qui permettent une réponse efficace (Dynes, 1994 ; Quarantelli, 1997) : prévention, préparation, atténuation, réponse et rétablissement en constituent ainsi les différentes unités d’analyse (Alexander, 2002 ; Bosher et al., 2021).
La seconde perspective s’ancre plus largement dans des courants de pensée relatifs aux organisation studies. La crise est envisagée comme un état dynamique de l’organisation qui résulterait d’un environnement déstabilisant, voire extrême (Hallgren et al., 2018). Cette perspective s’inscrit notamment dans le courant des organisations hautement fiables (HRO – Roberts, 1990) qui explorent les processus de haute fiabilité des organisations, compris comme la conjonction d’une haute sécurité et d’une haute productivité. Les événements non désirés, comme le sont les accidents majeurs, sont mis en perspective dans des logiques de prévention et d’évitement des conséquences qui résultent d’un couplage réussi entre les acteurs, l’organisation et l’environnement organisationnel (Roberts, 1990). L’émergence récente de différents travaux portant sur la résilience organisationnelle s’inscrit directement dans la continuité de cette logique, ce qui amène là encore à considérer la crise comme un état dynamique de l’organisation.
Enfin, le dernier courant considère la crise comme un processus organisationnel à part entière (Roux et Dufort, 2007). Dans cette perspective, l’objet d’attention n’est plus l’événement, mais plutôt les dispositifs organisationnels et les processus opérationnels mis en œuvre pour atteindre des finalités spécifiques dans des circonstances particulières. Les unités d’analyse de ces différents travaux se situent au niveau des modalités de gestion et de leurs évolutions (Godé et al., 2016). Ainsi, la crise organisationnelle n’est pas définie par l’événement en tant que tel mais par l’incapacité de l’organisation à délaisser ou à faire évoluer ses modalités de gestion du quotidien pour faire face aux défis.
Se préparer : approche managériale de la gestion de crise
Analyse de la vulnérabilité, planification de la continuité d’activité, mise en œuvre de la cellule de crise, communication de crise, ou encore retour d’expérience : les approches managériales liées à la gestion de crise se sont considérablement développées depuis plusieurs années pour outiller les organisations en concepts, méthodes et outils, que ce soit au moyen de dispositifs réglementaires, de normes (Norme NF EN ISO 22361 de novembre 2022 par exemple) ou debonnes pratiques. Si ces termes sont communs à de nombreuses organisations, force est de constater qu’ils masquent une très grande variété de circonstances plus ou moins déstabilisantes, de configurations organisationnelles plus ou moins complexes, et de types d’objectifs stratégiques et opérationnels. L’enjeu pour le manager de crise est de concevoir des règles collectives d’action qui permettent de faire face à une situation où la temporalité et l’incertitude neutralisent les efforts de gestion standardisés du quotidien. Mettre en place une approche managériale de gestion de crise revient alors à mettre en œuvre des activités de gestion permettant de réduire la complexité de la situation à une représentation partagée et utile d’informations, de manière à permettre l’anticipation et la conception de plan d’actions, à accompagner la prise de décision, et à coordonner l’ensemble des parties prenantes. Finalement, la gestion de crise, grâce à la mise en situation lors de la formation des acteurs, à la mise en œuvre d’une organisation de crise prédéterminée, à la mise en place d’un ensemble d’activités spécifiques (veille, alerte, montée en puissance…), rendue possible par l’allocation de ressources spécifiques (référentiel de compétence, référentiel en organisation), apparaît comme un levier majeur de résilience des organisations. Elle doit cependant ne pas être pensée uniquement comme des dispositifs de gestion rigides, mais comme une expérience de gestion collective à part entière.
La cellule de crise : hypercoordination pour répondre à la complexité
Les cellules de crise sont des outils organisationnels de plus en plus présents dans la vie des organisations, qu’elles soient publiques ou privées. Pensée pour jouer un rôle de coordination et d’aide à la décision au sein d’organisations de crise bien établies autour des grands enjeux de la gestion de crise (avec par exemple l’analyse de la vulnérabilité, la continuité d’activités, la communication de crise, ou encore le retour d’expérience), la cellule de crise est opérationnalisée de différentes manières selon les différentes doctrines en place au sein des organisations qui les portent. Remplissant un rôle d’hypercoordination, elle se retrouve souvent comme l’unique solution, presque magique, de réponse d’une organisation à un événement déstabilisant. Ce terme, bien qu’il soit commun à de nombreuses organisations, masque une très grande variété de structures, de fonctions, de compositions et d’objectifs. Définir la cellule de crise n’est pas chose aisée, et si les cellules de crises semblent être différentes, elles possèdent également des caractéristiques communes. Une cellule de crise peut être décrite comme un petit état-major travaillant au profit d’un décideur, dont l’organisation fait face à une crise (Babin et al., 2022), c’est-à-dire à une situation dans laquelle la temporalité et l’incertitude neutralisent les efforts de gestion standardisés du quotidien, et nécessite la mise en œuvre de modalités de gestion particulière. La cellule porte l’action collective d’un groupe restreint de membres, dans un espace-temps fini. Quelle que soit sa configuration, elle met en œuvre des activités permettant de réduire la complexité de la situation à une représentation commune et utile d’informations, ce qui permet l’anticipation, la conception de plan d’actions, la prise de décision et la coordination des parties associées à la gestion de l’évènement. Pouvant mobiliser toutes les strates et tous les services de l’organisation, la cellule de crise peut donc être considérée, d’une part, comme une structure formelle, dépendant du niveau de professionnalisation de l’organisation, en matière de formation des acteurs, de mise en œuvre d’une organisation de crise prédéterminée, de mise en place d’un ensemble d’activités spécifiques (veille, alerte, montée en puissance…), rendue possible grâce à l’allocation de ressources spécifiques (référentiel de compétence, référentiel en organisation). Elle peut, d’autre part, être considérée comme une expérience de gestion collective, dépendante du niveau de connaissance mutuelle a priori des membres, et de leur expérience de travail commune. Le schéma ci-dessous identifie les différentes cellules de crise sur deux axes évoqués ci-dessus : le niveau de professionnalisation et l’expérience de gestion collective. De ces deux perspectives peut émerger une typologie des cellules de crise. Chaque famille éclaire ainsi différentes modalités particulières de mise en œuvre de mêmes pratiques de coordination (figure no 1).
Pratique de coordination et performance des cellules de crise
Si la cellule de crise apparaît comme un outil organisationnel majeur de la gestion de crise (sans en être le seul), la question de la définition de la performance de la cellule de crise émerge tout entière. La conception d’un modèle de performance répond au besoin d’évaluer les effets attendus d’une cellule de crise dans une organisation globale. Deux paramètres semblent ordonner cette évaluation (figure no 2) :
1/ Quelle est la contribution de la cellule de crise à la gestion globale de l’évènement, en matière de livrables : coordination des acteurs (compte rendu, ordre d’exécution, mission affectée), synthèse de la situation (point de situation écrit, oral), ou encore aide à la décision (point de décision, anticipation).
2/ Avec quelle maîtrise managériale les différentes actions internes à la cellule de crise sont-elles réalisées ?
Comme le soulignent March et Simon (1958), dès lors qu’une action collective s’opère, la question de la coordination se pose. Les pratiques de coordination sont définies comme des comportements routinisés qui se composent de plusieurs éléments interconnectés (Reckwitz, 2002). Ces comportements sont régulés dans le temps et dans un contexte spécifique pour aboutir à une performance collective (Faraj et Xiao, 2006, p. 1156, p. 1157). Les différentes recherches menées au sein de la chaire de recherche « Gestion de crise », en partenariat entre l’UTT et l’ENSOSP, ont mis en évidence six pratiques de coordination effectives au sein de la cellule de crise, qui sont résumées dans le tableau no 1. Comprendre ces différentes pratiques de coordination et caractériser leur niveau de développement et de maîtrise, permet d’évaluer globalement la performance interne de la cellule de crise.
Dans une société caractérisée par sa turbulence, sa complexité et son immédiateté, la cellule de crise apparaît indispensable à la capacité de résilience des organisations. La cellule de crise est alors un enjeu pour le secteur de la recherche. Sa dynamique, ses modalités de coordination internes et inter-organisationnelles restent encore peu connues et documentées. La cellule de crise est également un enjeu pour le manager, chargé d’anticiper la gestion des évènements déstabilisants. Il s’agit alors d’en maîtriser les modes de fonctionnement et les enjeux, de diagnostiquer son organisation afin d’identifier les conditions d’émergence et d’opérationnalité spécifiques et, restant éloigné des recettes toutes faites, de permettre une mise en pratique concrète et efficace de la cellule de crise.
Pour en savoir plus
Plateforme de recherche d’expérimentation et de simulation des activités de gestion des événements de sécurité (PRESAGES).
Chaire de recherche « Gestion de crise », université de technologie de Troyes.
Institut sur la sécurité globale et l’anticipation, université de technologie de Troyes.
École nationale supérieure des officiers de sapeurs-pompiers (Ensosp).
Bibliographie
Alexander, D., Principles of Emergency Planning and Management, Oxford University Press, 2002.
Babin, M., Delatour, G., Laclémence, P. et Richard, P-H., « La coordination implicite dans une organisation temporaire : le cas des cellules de crise vierges », communication lors de la XVe conférence de l’Association internationale de management stratégique, Annecy, 31 mai - 3 juin 2022.
Bosher, Lee, Ksenia Chmutina et Dewald van Niekerk, « Stop Going Around in Circles. Towards a Reconceptualisation of Disaster Risk Management Phases », Disaster Prevention and Management. An International Journal, 30, 4, mai 2021, 525-537.
Dynes, Russell R., « Community Emergency Planning. False Assumptions and Inappropriate Analogies », International Journal of Mass Emergencies and Disasters, 12, 2, août 1994, 141–58.
Hällgren, M., Rouleau, L. et Rond, M. D., « A Matter of Life or Death. How Extreme Context Research Matters for Management and Organization Studies », The Academy of Management Annals, 12, 1, janvier 2018, 111-153 (publication en ligne : octobre 2017).
Le Coze, J.-C., Post normal accident. Revisiting Perrow’s classic, CRC Press, 2020.
Faraj, S. et Xiao, Y., « Coordination in fast-response organizations », Management Science, 52, 8, août 2006, 1155-1169.
Godé, C., Melkonian, T. et Picq, T., « Performance collective. Quels enseignements des contextes extrêmes ? », Revue française de gestion, 4, mai 2016, 73-78.
March, J. et Simon, H., Organizations, John Wiley and Sons, 1993 (première publication : 1958).
Perrow, C., « Organizing to reduce the vulnerabilities of complexity », Journal of Contingencies and Crisis Management, 7, 3, septembre1999, 150-155.
Quarantelli, Enrico L., « Ten Criteria for Evaluating the Management of Community Disasters », Disasters, 21, 1, mars 1997, 39-56.
Quarantelli, Enrico L. (dir.), What is a Disaster ? Perspectives on the Question, Psychology Press, 1998.
Reckwitz, A., « Toward a Theory of Social Practices. A Development in Cultural Theorizing », European Journal of Social Theory, 5, 2, mai 2002, 243-263.
Richard, P.-H., Delatour, G. et Laclemence, P., « Simuler pour mieux former ? Le questionnement pédagogique au service de la gestion des crises », Post-Print hal-04150886, HAL, 2023.
Roberts, K. H., « Some Characteristics of One Type Of High Reliability Organization », Organization Science, 1, 2, mai 1990, 160-176.
Roux-Dufort, C., « Is Crisis Management (Only) a Management of Exceptions ? », Journal of Contingencies and Crisis Management, 15, 2, mai 2007, 105-114.